mercredi 21 avril 2010

86. Mathesis generale.

Ce qui nous a conquis, la force, le geste sûr, ce qui ne se départait jamais de bienveillance, s'est replié jusqu'à ne laisser que bonté, intelligence – certes intactes – mais le déshonneur l'a pétrifié : impuissant, il admettait son impuissance. Tout triomphe l'avait quitté. Il attendait le retour du mal dont, pensait-il, il avait été la proie. Les secrets désirs, l'insouciance de ces désirs, et les bras levés aux matins des victoires, l'orgueil encore, son cœur libéré de la douleur étaient le mal contre lequel il luttait. Il ne rayonnait pas. Il ne désirait plus les foules. Je pense qu'il se trompait et, qu'encore une fois, les vérités étaient plus communes et presque plus basses que celles qu'il proposait. Tout venait de son orgueil, pensait-il. De nombreuses lectures l'avaient conforté. Il pensait encore que sa douleur luttait contre l'orgueil : elle l'autorisait. Puis-je me risquer à ne pas voir une crise de civilisation, une vérité sur l'homme, la mathesis générale de Julien derrière et dans la délivrance ? C'est un péché qui vient au secours d'un autre péché, la paresse délivre de l'orgueil, et des révolutions dépendent d'un courrier, d'une erreur miraculeuse, du hasard qui fait tomber maréchaux et pots de géraniums. Ce jour-là, la configuration des lieux (barres et galeries closes), l'état d'esprit des policiers (un drame familial), des émeutiers (qu'une toute autre affaire agitait), le vent cinglant n'annonçaient pas (l'orgueil encore, contre lequel l'on devait pourtant lutter, et qui prétendrait que des puissances scrutaient Julien) le désastre, étaient moins le destin acariâtre que le manque de chance. Mais le désastre révélait aussi ce qu'était Julien : moins l'orgueil que la niaiserie de s'écouter et de s'enivrer.

L'auteur de ces lignes ne soutiendrait pas que l'orgueil n'existe pas. Au contraire, il comprend volontiers que ce vice, que la seule suffisance, la coquetterie mêmes aient conduit au bûcher. Seulement, Julien n'avait pas le défaut dont il s'accusait.

mardi 13 avril 2010

85. Temps 1. Paul.

Nous parlions boutique.

En **** c'était la technocratie à la manœuvre. Il n'était pas sans talent, et ses qualités se résumaient en une ligne : rien ne pouvait arriver pendant son mandat. C'était un mandat de transition, entendons par là que de grandes réformes pouvaient avoir lieu (elles avaient lieu), mais que rien ne détonnerait. Rien n'éclaterait ni ne détonnerait pour une raison fort simple : rien n'intéressait. Tout ce qui n'appartenait pas à la grisaille y versait immédiatement. Il entreprenait, ne recueillait aucun fruit, avait le bon goût de ne susciter aucun scandale. Ce furent trois ans utiles pour la France, puisque n'aspirant à rien, il faisait. Dans l'ombre, certains fourbissaient partis et programmes. Préparaient les grandes manœuvres. Mais rien n'avait lieu, et c'est parce que personne ne se satisfaisait sans toutefois critiquer qu'il put entreprendre.

Il était un meilleur président que Julien. Il lui ressemblait beaucoup : grande intelligence, rare enthousiasme pour le pouvoir, compétence, charisme inévident, second et peut-être troisième couteau dont la gloire ne tenait qu'aux circonstances et aux calculs (disons que pour chaque gloire, jouent les circonstances, mais que pour eux, elles jouèrent et décidèrent seules, sans que la trouvaille du destin - un bon mot, une idée que chacun s'arracherait, un geste courageux - n'y eut part), simplicité de mœurs, sérieux, goût sûr dont la principale manifestation était la discrétion.

Ce qui sépare la réussite (de second ordre, mais peu contestable) du désastre : Paul n'aimait pas le pouvoir. Il compensait les désagréments par son goût des dorures, des boiseries, des dîners, des chauffeurs, des amitiés. C'était un de ces bourgeois secrets qui mènent le monde. Il renonçait le moins possible à la discrétion. Un surcroît de bourgeoisie était son dédommagement. Il appartenait aux élites dont l'absence (pas de photos) est la marque sûre de la puissance. Un nom parfois cité que personne ne connaît, une famille, des propriétés. On l'envoya chercher. Il démissionna trois ans plus tard, ne fit rien que d'utile.

Julien appartenait certes à la bourgeoisie (plus petite, et provinciale, quand l'autre était mondiale). Ce fut une grande joie d'accéder au pouvoir. Il souffrait que l'on soit tout au monarque - à lui. Ce qui était agacement, lassitude et négociations chez Paul était les souffrances ou le bonheur de Julien.

84. Je voulais... (Début 1b.)

Je voulais écrire la vie d'un homme de bien.

Ce n'est pas que nous doutons de l'existence d'un tel homme. Nous en connaissons, peu. Quelques visages se présentent à nous. Et que savons-nous de cet homme sinon que le bien ne s'est mêlé qu'incidemment à sa vie, que nous le confondons trop souvent avec l'orgueil, la pitié, le conformisme, le désir d'être quiet, sans trouble ? La tranquillité n'est pas le bien, et nous ne savons pas ce qu'il est : nous savons depuis longtemps déjà qu'il n'existe pas.

Nous doutons même de l'existence du mal (nous en doutons moins, pourtant). La monstruosité, l'horreur, la douleur nous sont familiers, non point le mal. Nous n'hésitons pas en parler, mais qu'en disons-nous ?

Je voulais écrire la vie d'un homme de bien et nous ne pouvons que sourire. Est-ce vers la naïveté ou la niaiserie que tend qui veut en parler ? Vers le catéchisme ou ce qui est pire : les leçons de morales qui prétendent ne pas en être, les odes, les manifestes, les messages.

Le livre ne défendra rien : il présentera la vie d'un homme de bien.