vendredi 29 janvier 2010
jeudi 28 janvier 2010
20. Chapitre 1a.
Il y a des années, je lui ai rendu visite. Je n'avais pas trente ans. Mes diplômes, mes amitiés ne me prédisposaient pas à douter. J'étais charmant, je séduisais, ma conversation enjouée, discrètement érudite m'étourdissait parfois ; j'étais bon. Ne manquait à ma gloire qu'un aliment, un prétexte, je l'attendais au réveil, lors de promenades, de lectures, l'idée, le motif étonnant qui me séparait d'une vie bientôt héroïque. Ce fut Julien Queuille.
Il avait été oublié, je le trouvai seul. Je ne saurais dire si ma présence le surprit. J'étais journaliste et je souhaitais m'entretenir avec un ancien ministre, mais qu'avait-il à me dire ? Dix ans avaient passé depuis la délivrance, il n'était rien, n'avait pas de secret. Ses pauvres commentaires sur la vie politique ne valaient pas ceux des grands chroniqueurs. Surpris, il n'était pas farouche, et ne se départit pas d'une politesse quelque peu inquiète, offrait son cœur, et sa confiance, non pas son repos. Que désirais-je ? Adolescence, carrière, délivrance, le remords...
Nous avons longuement évoqué sa mère, ses études. Un enfant menait la vie d'un vieillard : marches, longues lectures, jeudis au restaurant. S'ennuyait-il ? J'avais accepté un café, un second, et ne prenais plus de notes. La conversation roulait sur la cuisson du canard. Il était jeune encore, et seul.
Il avait été oublié, je le trouvai seul. Je ne saurais dire si ma présence le surprit. J'étais journaliste et je souhaitais m'entretenir avec un ancien ministre, mais qu'avait-il à me dire ? Dix ans avaient passé depuis la délivrance, il n'était rien, n'avait pas de secret. Ses pauvres commentaires sur la vie politique ne valaient pas ceux des grands chroniqueurs. Surpris, il n'était pas farouche, et ne se départit pas d'une politesse quelque peu inquiète, offrait son cœur, et sa confiance, non pas son repos. Que désirais-je ? Adolescence, carrière, délivrance, le remords...
Nous avons longuement évoqué sa mère, ses études. Un enfant menait la vie d'un vieillard : marches, longues lectures, jeudis au restaurant. S'ennuyait-il ? J'avais accepté un café, un second, et ne prenais plus de notes. La conversation roulait sur la cuisson du canard. Il était jeune encore, et seul.
19. NL
Notre pays ne va pas moins bien.
En vingt ans (depuis 2012), les taux de chômage, de criminalité, de pollution, ont certes augmenté, et la production a stagné. Le taux d'alphabétisation est sans doute de 90%, mais les compétences de notre pays se sont diversifiées, et la part des subventions allouées à la culture, aux nouvelles technologies et aux investissements écologiques s'est largement accrue.
En vingt ans (depuis 2012), les taux de chômage, de criminalité, de pollution, ont certes augmenté, et la production a stagné. Le taux d'alphabétisation est sans doute de 90%, mais les compétences de notre pays se sont diversifiées, et la part des subventions allouées à la culture, aux nouvelles technologies et aux investissements écologiques s'est largement accrue.
17-18. F ; G-M.
Quelqu'un m'imitait.
Et le jeune sot va au vieillard comme à l'oracle. Chacun reste dans son rôle : la pluie de vérités éternelles, les timides questions, l'échange qui est un soliloque, la certitude pour chacun de quitter la politique et d'entrer en Histoire. Pauvre Joinville, pauvre saint Louis.
Et le jeune sot va au vieillard comme à l'oracle. Chacun reste dans son rôle : la pluie de vérités éternelles, les timides questions, l'échange qui est un soliloque, la certitude pour chacun de quitter la politique et d'entrer en Histoire. Pauvre Joinville, pauvre saint Louis.
mercredi 27 janvier 2010
16. Parlons agoniques (F ; G-M).
Parlons agoniques.
Depuis qu'un médecin les condamne, les vieillards portent beau. Les poumons ne sont plus, le sang pauvre circule plus lentement et, même si l'estomac confit, les entretiens se succèdent. Un volume de mémoires paraît et s'y mêle toujours le calcul.
Entrons plus avant dans la maladie.
Les journalistes ont disparu comme la plupart des amis. Restent une domestique, un garde du corps – également vieillis, un jeune homme lui rendant visite, la demeure familiale ; non loin, un champ et ses ormes, la fenêtre s'ouvrant sur une pièce d'eau, le ciel qu'il scrute enfin. Lui qui a toujours écrit a cessé. De rares amis l'écoutent, le jeune sot aussi, il s'en satisfait. Il parle culture, politique, évoque un désastre passé, le tumulte du monde. Il pense, dit-il. Il n'est pas plus sincère que d'autres, seulement, ce n'est pas un allié, un envoyé spécial, un futur historien qu'il tente de convaincre. Il n'est pas humilié, seul, le vide à ses pieds : il ne regarde pas. Il a oublié Dieu, parle de lui avec gaieté. Le laisse-t-on seul quelques heures, il parle chiffons avec l'infini. Il est peu confiant, l'humilité ne le concerne pas. Depuis qu'il n'a plus faim, le matin et vers six heures, les regrets ne sont plus pour lui, il pense moins qu'il ne s'absente et, à la fenêtre, seul, il s'est habitué à sourire.
Depuis qu'un médecin les condamne, les vieillards portent beau. Les poumons ne sont plus, le sang pauvre circule plus lentement et, même si l'estomac confit, les entretiens se succèdent. Un volume de mémoires paraît et s'y mêle toujours le calcul.
Entrons plus avant dans la maladie.
Les journalistes ont disparu comme la plupart des amis. Restent une domestique, un garde du corps – également vieillis, un jeune homme lui rendant visite, la demeure familiale ; non loin, un champ et ses ormes, la fenêtre s'ouvrant sur une pièce d'eau, le ciel qu'il scrute enfin. Lui qui a toujours écrit a cessé. De rares amis l'écoutent, le jeune sot aussi, il s'en satisfait. Il parle culture, politique, évoque un désastre passé, le tumulte du monde. Il pense, dit-il. Il n'est pas plus sincère que d'autres, seulement, ce n'est pas un allié, un envoyé spécial, un futur historien qu'il tente de convaincre. Il n'est pas humilié, seul, le vide à ses pieds : il ne regarde pas. Il a oublié Dieu, parle de lui avec gaieté. Le laisse-t-on seul quelques heures, il parle chiffons avec l'infini. Il est peu confiant, l'humilité ne le concerne pas. Depuis qu'il n'a plus faim, le matin et vers six heures, les regrets ne sont plus pour lui, il pense moins qu'il ne s'absente et, à la fenêtre, seul, il s'est habitué à sourire.
mardi 26 janvier 2010
15. Début.
Nous serions deux.
Je n'avais pas trente pas, il avait cinquante-deux ans. Notre amitié nous liait, ainsi qu'un goût commun pour la politique. Mon vote était toujours le même : je choisissais un homme ou une femme de centre-gauche, raisonnablement compétent, sincère, et qui, me semblait-il, ne démêlait pas l'humanisme d'un certain réalisme. Je suis déjà embarrassé. Réalisme et humanisme dans une même phrase : qui s'opposerait à cela ? L'utilisation des deux termes semble résoudre un problème que je n'ai pas posé, qui ne se pose peut-être pas, et que rien ne résout. Voici ma maladie, qui fut aussi notre maladie : nous payer de mots.
Quant à mon ami, une chose me frappait : depuis trente ans, son vote ne différait pas de celui des Français. Il vota pour tous les présidents qui furent élus. Il variait mais conservait les mêmes convictions, un même bon sens qui, je le vois maintenant, ne différait pas du mien.
Je n'avais pas trente pas, il avait cinquante-deux ans. Notre amitié nous liait, ainsi qu'un goût commun pour la politique. Mon vote était toujours le même : je choisissais un homme ou une femme de centre-gauche, raisonnablement compétent, sincère, et qui, me semblait-il, ne démêlait pas l'humanisme d'un certain réalisme. Je suis déjà embarrassé. Réalisme et humanisme dans une même phrase : qui s'opposerait à cela ? L'utilisation des deux termes semble résoudre un problème que je n'ai pas posé, qui ne se pose peut-être pas, et que rien ne résout. Voici ma maladie, qui fut aussi notre maladie : nous payer de mots.
Quant à mon ami, une chose me frappait : depuis trente ans, son vote ne différait pas de celui des Français. Il vota pour tous les présidents qui furent élus. Il variait mais conservait les mêmes convictions, un même bon sens qui, je le vois maintenant, ne différait pas du mien.
lundi 25 janvier 2010
14. J (II).
Je suis sans doute injuste : il n'y eut pas qu'indifférence. Une chose qui ressemblait à la joie, qui était une délivrance, et à laquelle se mêlait l'amusement, c'est cela que nous éprouvions, ainsi que la curiosité. Nous l'avons vite oublié, mais J. débarquait, portait beau.
Une clique bronchait à peine, et débarrassait de sa présence l'Assemblée. On évoqua un vent d'air frais, un souffle nouveau. Cela me semblait inexact, mais une présence viciée n'était plus.
Une clique bronchait à peine, et débarrassait de sa présence l'Assemblée. On évoqua un vent d'air frais, un souffle nouveau. Cela me semblait inexact, mais une présence viciée n'était plus.
13. Héros tombés.
Je pense aux héros tombés ; toi, J., député, vainqueur de cent ennemis, président de groupe, chargé de gloire, et promis à une gloire plus grande encore, pas même réélu ; toi, qui fus un porte-parole que personne n'imitera, ô C. ; toi, H., député, maire, bientôt sénateur, aux puissants amis, et dont le destin prit fin, à cause de cruelles révélations ; et toi, J.-C., député, fils de député, ton grand-père, juste et bon, fut ministre, tu l'eusses été aussi, sans ce coup du destin, ce mot malheureux lâché aux chiens ; et toi, F., ministre, qui ne critiquas pas ton roi, qui jamais ne pensas ce qu'il ne pensa pas, fidèle et fier dans ta fidélité, que devins-tu quand ton renom ne fut qu'un souvenir, que tu chus dans les cœurs comme dans les chiffres ? Que devinrent trente ministres, deux-cents députés, mille élus locaux ?
Ô héros fiers, acharnés au combat, quand vous saviez la victoire certaine, impétueux dans vos colères, tendres dans vos amitiés, confiants lorsque vous votiez un texte sans même le lire, que fîtes-vous (que ne fîtes-vous pas) pour que cette armée vous subjuguât ?
Ô héros fiers, acharnés au combat, quand vous saviez la victoire certaine, impétueux dans vos colères, tendres dans vos amitiés, confiants lorsque vous votiez un texte sans même le lire, que fîtes-vous (que ne fîtes-vous pas) pour que cette armée vous subjuguât ?
vendredi 22 janvier 2010
12. B (I).
jeudi 21 janvier 2010
11. J (I).
La bleusaille alla donc au ministère (beaux parquets, nuits de cinq heures, longs entretiens).
Nous formerons un gouvernement équilibré, progressiste et réformiste, comprenant aussi bien des personnalités d'expérience et de courage que de jeunes et brillants militants, forts de leur espérance et de leurs convictions.
La presse ne bougea pas une oreille. Les sondages étaient bons, le gouvernement annonçait, l'opposition bronchait pour la forme : on relayait. C'était en juin. Le ronron politique accompagnait le transistor, l'annonce d'une mort, du nouveau disque de.
Juin tenait-il au vide ou à la joie ? Le nouveau gouvernement ne suscitait rien, sinon la certitude que rien ne se passerait, que les vœux de juillet montreraient un président serein quoique conscient de l'ampleur de sa tâche, que les chiffres seraient bons (un trompe l'œil), le temps réjouissant. Tous, rassurés, se délestaient d'un nom, le sien. Rien ne nous y fit penser. Ce n'était pas un engourdissement mais l'absence repue, la quiétude de l'après-rot.
Nous formerons un gouvernement équilibré, progressiste et réformiste, comprenant aussi bien des personnalités d'expérience et de courage que de jeunes et brillants militants, forts de leur espérance et de leurs convictions.
La presse ne bougea pas une oreille. Les sondages étaient bons, le gouvernement annonçait, l'opposition bronchait pour la forme : on relayait. C'était en juin. Le ronron politique accompagnait le transistor, l'annonce d'une mort, du nouveau disque de.
Juin tenait-il au vide ou à la joie ? Le nouveau gouvernement ne suscitait rien, sinon la certitude que rien ne se passerait, que les vœux de juillet montreraient un président serein quoique conscient de l'ampleur de sa tâche, que les chiffres seraient bons (un trompe l'œil), le temps réjouissant. Tous, rassurés, se délestaient d'un nom, le sien. Rien ne nous y fit penser. Ce n'était pas un engourdissement mais l'absence repue, la quiétude de l'après-rot.
Mots.
Je n'ai de projet que pour le déterminant.
Je sera le grand rapetasseur.
Pourquoi ce nous qui revient ?
Je ne me désolidarise jamais de la médiocrité.
Je sera le grand rapetasseur.
Pourquoi ce nous qui revient ?
Je ne me désolidarise jamais de la médiocrité.
10. Cantine.
Parlons aussi de D. terne, compétent ; de dame E. ; parlons ducs et barons ; d'énarques, de technocrates oubliés, faisant tourner boutique ; parlons de M. tonnant entre deux sommes, de son voisin ahuri, de D. qui tend un billet, du voisin oublié, des liasses, du bon mot de L., sincère, celui de F., grotesque, du roi solaire, de ventres et d'œillades, de la main passée dans le dos et du couteau dans la main ; d'hommes et de femmes sobres, capables ; séances et travaux, repas chauds, nuits sous les ors, colères, victoires : parlons du bruit de cantine qui ne cesse pas.
7. L (V).
Pourtant, se mêlait toujours quelque impureté.
Bataille de chiffres sous de beaux dômes : une virgule naît ; une ligne de rapport n'est plus ; le ministre honnête et désavoué n'est plus ministre ; des pages s'ajoutent aux pages ; la langue est de bois aux micros tendus ; le franc discours prend bedaine.
Il s'était résigné. Les chiffres et les chiffres ne le dérangeaient pas, ni l'adversaire qui criait grâce, ni l'ami récompensé, la manœuvre, la barre à tribord et l'estoc. Je pense encore à ses lèvres et aux mensonges qu'accompagnait un mouvement tremblant. Chacun mentait, tous mentaient plus que lui. Les Princes de carotte et de salade invoquaient les principes, les promesses, l'esprit ou la lettre, selon les semaines, le déficit, la relance : main droite sur le pantalon droit, main portée au cœur, ouverte, une belle voix tremble.
Il avait aussi ses trémolos. C'était sa langue qui fourchait. C'était son cœur venu à ses lèvres, le mensonge qu'il ne supportait pas, seul capable de le conserver au ministère, le mensonge s'ajoutant aux bourdes et aux mensonges, que lui seul méprisait et qu'on ne reprochait qu'à lui.
Personne n'accepta une défaite comme il le fit.
Bataille de chiffres sous de beaux dômes : une virgule naît ; une ligne de rapport n'est plus ; le ministre honnête et désavoué n'est plus ministre ; des pages s'ajoutent aux pages ; la langue est de bois aux micros tendus ; le franc discours prend bedaine.
Il s'était résigné. Les chiffres et les chiffres ne le dérangeaient pas, ni l'adversaire qui criait grâce, ni l'ami récompensé, la manœuvre, la barre à tribord et l'estoc. Je pense encore à ses lèvres et aux mensonges qu'accompagnait un mouvement tremblant. Chacun mentait, tous mentaient plus que lui. Les Princes de carotte et de salade invoquaient les principes, les promesses, l'esprit ou la lettre, selon les semaines, le déficit, la relance : main droite sur le pantalon droit, main portée au cœur, ouverte, une belle voix tremble.
Il avait aussi ses trémolos. C'était sa langue qui fourchait. C'était son cœur venu à ses lèvres, le mensonge qu'il ne supportait pas, seul capable de le conserver au ministère, le mensonge s'ajoutant aux bourdes et aux mensonges, que lui seul méprisait et qu'on ne reprochait qu'à lui.
Personne n'accepta une défaite comme il le fit.
6. L (IV).
De grands prédécesseurs se défiaient du pouvoir, ou ne l'aimaient pas – furent seulement capables de le convoiter. Il ne goûtait pas la pureté, prenait plaisir à ferrailler ; les prisonniers étaient rares. Il aimait raisonnablement le cristal pendant aux lustres, les dorures sous les lustres, le cristal porté aux lèvres, les conversations élevées, le pied s'oubliant dans les tapis. Il aimait choisir et tonner.
4. JM (I).
Les veufs s'avancent.
Voici le plus âgé. La vieillesse lui a si peu donné : cheveux blancs ; poison viril, illustre - la prostate est pourtant moins rongée qu'elle n'a confit -, secrété, figé, devenant lui, tissus rouges, marques sombres, les beaux doigts d'un mort ; une fille aussi.
Il n'est pas vénérable. Le ciel fonce ; son regard se perd plus que de coutume, ce n'est pas pour méditer. Il ne change pas et s'en désole, ne souhaite rien : honneurs, siège doré à son nom, visites. La respectabilité ni les hommages ne viendront. Il voudrait aspirer à la sagesse, mais il a quarante ans, court dans une vieille rue d'Alger, treillis, arme, béret penché ; il sort d'un meeting, cogne, il est un soleil ; mais il a soixante-quatorze ans, et resplendit.
Il est grand, et son bel embonpoint est devenu bedaine. Il fait peur, sa bouche reste ouverte ; une lèvre, le menton, un menton encore : la basse-mâchoire pend. Il est grand et ses costumes le sont toujours trop. Grands, larges, gris, veinés de bleu ; une cravate orange a fleuri plus haut. Plus bas, les jambes ne sont plus. Mollets, courbes grasses et puissantes, blessures ; et parce que l'illustre mal a passé, que meetings, guerres, victoires et défaites perdues dans la bière, que la gaudriole et les épreuves ne sont rien quand la prostate confit, il n'a plus de jambes, il songe, et la lippe pend.
Il songe à écrire des mémoires. Il a connu le siècle, ses guerres - il aurait résisté et, plus tard, torturé -, il a ferraillé dans une demi-douzaine d'organisations et de partis, dans deux républiques, trois guerres, autant de continents. Il n'a pas publié depuis trente ans, et tout ce qui paraît depuis n'est pas de lui. Et dans ces discours, tracts, parfois volumes, vit une langue creuse qui dénonce une langue creuse. Il est grand, vulgaire, lit Bossuet et les mémorialistes, dit-il. Ce que la société compte de misères, de tares, les ouvriers sans usine, un paysan, la femme du paysan, une jeunesse à peine plus sotte qu'une autre jeunesse, les quarts de nobliaux égarés, les déçus, les oubliés, ceux qui n'intéressent personne et qui peinent à s'intéresser aux autres : ils sont pour lui. L'horizon est lourd, il recrute bas ; pourtant, dans de récents entretiens, les subjonctifs sont en fleurs.
Loin du monde – à Compiègne – seul, viril, grand – dans un manoir – il écrira un volume, un autre, peut-être un troisième ; le quatrième ne sera qu'un plan et deux pages mal écrites lorsqu'il basculera sur la table de travail, la main serrant un volume écarté, l'autre main un coin de nappe. Volume et nappe flotteront, – la bête touche terre –, flotteront une seconde encore, presse-papier, vase et tige blanche, liasses dans le soleil – les jambes ont cessé ce pénible tremblement – le pied est venu frapper le globe, il vient au sol : pierre, bois, brins dorés, gris, blancs, acajous ; un coin de monde touche les commissures.
Un, deux volumes, et Saint-Simon – ou la creuse prose – paraîtra.
Voici le plus âgé. La vieillesse lui a si peu donné : cheveux blancs ; poison viril, illustre - la prostate est pourtant moins rongée qu'elle n'a confit -, secrété, figé, devenant lui, tissus rouges, marques sombres, les beaux doigts d'un mort ; une fille aussi.
Il n'est pas vénérable. Le ciel fonce ; son regard se perd plus que de coutume, ce n'est pas pour méditer. Il ne change pas et s'en désole, ne souhaite rien : honneurs, siège doré à son nom, visites. La respectabilité ni les hommages ne viendront. Il voudrait aspirer à la sagesse, mais il a quarante ans, court dans une vieille rue d'Alger, treillis, arme, béret penché ; il sort d'un meeting, cogne, il est un soleil ; mais il a soixante-quatorze ans, et resplendit.
Il est grand, et son bel embonpoint est devenu bedaine. Il fait peur, sa bouche reste ouverte ; une lèvre, le menton, un menton encore : la basse-mâchoire pend. Il est grand et ses costumes le sont toujours trop. Grands, larges, gris, veinés de bleu ; une cravate orange a fleuri plus haut. Plus bas, les jambes ne sont plus. Mollets, courbes grasses et puissantes, blessures ; et parce que l'illustre mal a passé, que meetings, guerres, victoires et défaites perdues dans la bière, que la gaudriole et les épreuves ne sont rien quand la prostate confit, il n'a plus de jambes, il songe, et la lippe pend.
Il songe à écrire des mémoires. Il a connu le siècle, ses guerres - il aurait résisté et, plus tard, torturé -, il a ferraillé dans une demi-douzaine d'organisations et de partis, dans deux républiques, trois guerres, autant de continents. Il n'a pas publié depuis trente ans, et tout ce qui paraît depuis n'est pas de lui. Et dans ces discours, tracts, parfois volumes, vit une langue creuse qui dénonce une langue creuse. Il est grand, vulgaire, lit Bossuet et les mémorialistes, dit-il. Ce que la société compte de misères, de tares, les ouvriers sans usine, un paysan, la femme du paysan, une jeunesse à peine plus sotte qu'une autre jeunesse, les quarts de nobliaux égarés, les déçus, les oubliés, ceux qui n'intéressent personne et qui peinent à s'intéresser aux autres : ils sont pour lui. L'horizon est lourd, il recrute bas ; pourtant, dans de récents entretiens, les subjonctifs sont en fleurs.
Loin du monde – à Compiègne – seul, viril, grand – dans un manoir – il écrira un volume, un autre, peut-être un troisième ; le quatrième ne sera qu'un plan et deux pages mal écrites lorsqu'il basculera sur la table de travail, la main serrant un volume écarté, l'autre main un coin de nappe. Volume et nappe flotteront, – la bête touche terre –, flotteront une seconde encore, presse-papier, vase et tige blanche, liasses dans le soleil – les jambes ont cessé ce pénible tremblement – le pied est venu frapper le globe, il vient au sol : pierre, bois, brins dorés, gris, blancs, acajous ; un coin de monde touche les commissures.
Un, deux volumes, et Saint-Simon – ou la creuse prose – paraîtra.
5. L-JM.
Mon premier ne méprise pas mon second qu'il ignore. Mon premier suscite l'estime de mon second. Mon premier est, à jamais, associé à mon second, qui l'a terrassé.
Mon premier fut au sérail et s'en punit. Mon second terrifia le sérail qu'il désirait.
Mon premier fut au sérail et s'en punit. Mon second terrifia le sérail qu'il désirait.
3. L (II).
Lorsque je le rencontrai, il était seul, vêtu de bleu, de brun, une chemise à carreau : je m'y attendais, simple, affectant d'être simple. Je pense qu'un costume ou un jean lui eussent mieux convenu : les mouvements contraints, guindé, ne pouvant desserrer une haute et trop rouge cravate – le rouge des hautes victoires, pantalon droit, et une broche, un mouchoir plié, un chapeau, les favoris, ce que chacun lui aurait imposé, sa soumission, le buis durement taillé : son cœur janséniste. Un jean m'aurait, à tort, surpris. Une vie de joie qui était sa vie, et qu'un jean et sa chemise débraillée aurait manifestée.
Un livre paraît, de lui ou à charge, et une question que l'on ne résoudra pas : un homme juste et bon se tourmente. Il souffre et meurt parce qu'il souffre. Pourtant, juste et bon, peut-être souriant, il triomphait.
1. L (I).
La vieillesse lui a si peu donné. Il put être beau, un jour, mais ne fut pas jeune. Ses années militantes étaient des années de vieillard. Sage à trente ans, révéré aux jours de victoires, grave. Le père aux plafonds dorés, les draps roses et blancs livrés aux vents, la barbe et les fleurs, les nuages : il le fut, et s'en punit. Plus tard, il échoua et s'en punit pareillement. Il regretta ce qu'il avait méprisé, nuages démesurément blancs, fleurs naissantes aux coins d'or. Infréquenté, il ne cessa pas d'offrir au monde des vérités. Saint, désuet, il souffrait – il avait souffert une vie durant.
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