Les veufs s'avancent.
Voici le plus âgé. La vieillesse lui a si peu donné : cheveux blancs ; poison viril, illustre - la prostate est pourtant moins rongée qu'elle n'a confit -, secrété, figé, devenant lui, tissus rouges, marques sombres, les beaux doigts d'un mort ; une fille aussi.
Il n'est pas vénérable. Le ciel fonce ; son regard se perd plus que de coutume, ce n'est pas pour méditer. Il ne change pas et s'en désole, ne souhaite rien : honneurs, siège doré à son nom, visites. La respectabilité ni les hommages ne viendront. Il voudrait aspirer à la sagesse, mais il a quarante ans, court dans une vieille rue d'Alger, treillis, arme, béret penché ; il sort d'un meeting, cogne, il est un soleil ; mais il a soixante-quatorze ans, et resplendit.
Il est grand, et son bel embonpoint est devenu bedaine. Il fait peur, sa bouche reste ouverte ; une lèvre, le menton, un menton encore : la basse-mâchoire pend. Il est grand et ses costumes le sont toujours trop. Grands, larges, gris, veinés de bleu ; une cravate orange a fleuri plus haut. Plus bas, les jambes ne sont plus. Mollets, courbes grasses et puissantes, blessures ; et parce que l'illustre mal a passé, que meetings, guerres, victoires et défaites perdues dans la bière, que la gaudriole et les épreuves ne sont rien quand la prostate confit, il n'a plus de jambes, il songe, et la lippe pend.
Il songe à écrire des mémoires. Il a connu le siècle, ses guerres - il aurait résisté et, plus tard, torturé -, il a ferraillé dans une demi-douzaine d'organisations et de partis, dans deux républiques, trois guerres, autant de continents. Il n'a pas publié depuis trente ans, et tout ce qui paraît depuis n'est pas de lui. Et dans ces discours, tracts, parfois volumes, vit une langue creuse qui dénonce une langue creuse. Il est grand, vulgaire, lit Bossuet et les mémorialistes, dit-il. Ce que la société compte de misères, de tares, les ouvriers sans usine, un paysan, la femme du paysan, une jeunesse à peine plus sotte qu'une autre jeunesse, les quarts de nobliaux égarés, les déçus, les oubliés, ceux qui n'intéressent personne et qui peinent à s'intéresser aux autres : ils sont pour lui. L'horizon est lourd, il recrute bas ; pourtant, dans de récents entretiens, les subjonctifs sont en fleurs.
Loin du monde – à Compiègne – seul, viril, grand – dans un manoir – il écrira un volume, un autre, peut-être un troisième ; le quatrième ne sera qu'un plan et deux pages mal écrites lorsqu'il basculera sur la table de travail, la main serrant un volume écarté, l'autre main un coin de nappe. Volume et nappe flotteront, – la bête touche terre –, flotteront une seconde encore, presse-papier, vase et tige blanche, liasses dans le soleil – les jambes ont cessé ce pénible tremblement – le pied est venu frapper le globe, il vient au sol : pierre, bois, brins dorés, gris, blancs, acajous ; un coin de monde touche les commissures.
Un, deux volumes, et Saint-Simon – ou la creuse prose – paraîtra.
Voici le plus âgé. La vieillesse lui a si peu donné : cheveux blancs ; poison viril, illustre - la prostate est pourtant moins rongée qu'elle n'a confit -, secrété, figé, devenant lui, tissus rouges, marques sombres, les beaux doigts d'un mort ; une fille aussi.
Il n'est pas vénérable. Le ciel fonce ; son regard se perd plus que de coutume, ce n'est pas pour méditer. Il ne change pas et s'en désole, ne souhaite rien : honneurs, siège doré à son nom, visites. La respectabilité ni les hommages ne viendront. Il voudrait aspirer à la sagesse, mais il a quarante ans, court dans une vieille rue d'Alger, treillis, arme, béret penché ; il sort d'un meeting, cogne, il est un soleil ; mais il a soixante-quatorze ans, et resplendit.
Il est grand, et son bel embonpoint est devenu bedaine. Il fait peur, sa bouche reste ouverte ; une lèvre, le menton, un menton encore : la basse-mâchoire pend. Il est grand et ses costumes le sont toujours trop. Grands, larges, gris, veinés de bleu ; une cravate orange a fleuri plus haut. Plus bas, les jambes ne sont plus. Mollets, courbes grasses et puissantes, blessures ; et parce que l'illustre mal a passé, que meetings, guerres, victoires et défaites perdues dans la bière, que la gaudriole et les épreuves ne sont rien quand la prostate confit, il n'a plus de jambes, il songe, et la lippe pend.
Il songe à écrire des mémoires. Il a connu le siècle, ses guerres - il aurait résisté et, plus tard, torturé -, il a ferraillé dans une demi-douzaine d'organisations et de partis, dans deux républiques, trois guerres, autant de continents. Il n'a pas publié depuis trente ans, et tout ce qui paraît depuis n'est pas de lui. Et dans ces discours, tracts, parfois volumes, vit une langue creuse qui dénonce une langue creuse. Il est grand, vulgaire, lit Bossuet et les mémorialistes, dit-il. Ce que la société compte de misères, de tares, les ouvriers sans usine, un paysan, la femme du paysan, une jeunesse à peine plus sotte qu'une autre jeunesse, les quarts de nobliaux égarés, les déçus, les oubliés, ceux qui n'intéressent personne et qui peinent à s'intéresser aux autres : ils sont pour lui. L'horizon est lourd, il recrute bas ; pourtant, dans de récents entretiens, les subjonctifs sont en fleurs.
Loin du monde – à Compiègne – seul, viril, grand – dans un manoir – il écrira un volume, un autre, peut-être un troisième ; le quatrième ne sera qu'un plan et deux pages mal écrites lorsqu'il basculera sur la table de travail, la main serrant un volume écarté, l'autre main un coin de nappe. Volume et nappe flotteront, – la bête touche terre –, flotteront une seconde encore, presse-papier, vase et tige blanche, liasses dans le soleil – les jambes ont cessé ce pénible tremblement – le pied est venu frapper le globe, il vient au sol : pierre, bois, brins dorés, gris, blancs, acajous ; un coin de monde touche les commissures.
Un, deux volumes, et Saint-Simon – ou la creuse prose – paraîtra.
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