mardi 24 août 2010

Dépenses.

L'objectif du gouvernement se résumant à la réduction des dépenses, cette affaire est sans importance aucune.

lundi 23 août 2010

126. FLF.


Comble notre besoin de haïr et de mépriser.

Vous.

Nous nous disons vous et nous appelons par nos prénoms.

125. La Délivrance. Début 4.

[Voilà donc ce qu'est Julien].

Je ne retranscrirai pas nos entretiens. Je n'en suis pas capable : je ne prenais pas de notes, n'enregistrais pas, j'ai une mémoire d'homme.

C'était il y a huit ans, ce n'était pas un rêve, et pourtant notre amitié prend les couleurs du rêve. De certains mois, je n'ai conservé qu'un souvenir, qu'une image, qui dut peut-être se répéter vingt fois : c'est ce que nous nous disons aussi, au matin, quittant un rêve de huit seconde, que nous vécûmes une heure, et donc chaque instant fut répété et donna l'illusion de la durée. Ai-je vraiment accepté cent fois de boire une bière, admiré ce parquet, scruté ces lustres, vu par la fenêtre le fleuve et, après le fleuve, les arbres et la Saône ?

Je ne pourrai pas me rappeler ce qu'il me dit. Quelques phrases me viennent à l'esprit comme « Je vous remercie d'être venu », « ce sont des minables » qui purent me surprendre, des analyses (qu'il déroulait impeccablement, avec l'exactitude et la virtuosité qui sont les marques de son malheur) dont il ne reste rien lorsque j'essaie de les faire miennes, des mot qu'il répétait (« exactitude », « faillir », « mission ») sans savoir d'où vient cette récurrence, de lui ou de mon désir, au sortir d'un rêve, d'avoir vécu ce rêve, des marottes, des goûts, son absence de verve, d'audace, des habitudes de vieillard (il avait XX ans).

Je me dis parfois : il dirait ceci, il accueillerait cette mesure d'un sarcasme, il serait peiné, voilà ce qui susciterait un « soit » terrible. Cette pensée ne vit pas dix secondes, qui est la durée d'un rêve, n'a pas d'intensité, ou me semble agréable, désagréable, ou glaçante, qui sont les propriétés du rêve.

Des souvenirs et des cadeaux me persuadent de ce que je sais déjà, dont je ne dispose déjà plus.

124. Mangouste/cobra.

Ces élections furent un combat entre un cobra et une mangouste.

Les gens du commun pensent que le cobra ne peut que gagner face à ce rat si peu amélioré.

D'autres savent que la mangouste, plus agile, plus sournoise, oblique, n'attend que de déchirer de ses crocs qui hésite et balance à montrer ses crocs, hésite et semble plonger pour se dresser, balance encore et montre des yeux brillants, sinueux ; que le poison cède au sable et à la vitesse ; qu'elle triomphera de celui qui chancelle et s'approche, l'entoure, dresse sa capuche.

Ceux qui savent contemplent ceux qui ignorent.

La mangouste est dévorée.

dimanche 22 août 2010

123. Pavage.

La récurrence des motifs, que les dalles blanches cèdent aux dalles noires, les escaliers, les croix cernées, bouclées, les pavés où passeront tours et fous, losanges, rosaces : certes, où nous vivons, ce qui se présente à nous, s'agencent parfois selon des branches, des rayons, les fûts, les allées d'un jardin, l'harmonie des répétitions et des agencements. Mais ce que dessine le pavage ne forme pas un labyrinthe. Les dalles tournent, et ne nous mènent (ni nous détournent) vers un quelconque centre, d'où le labyrinthe serait visible, dont la contemplation serait heureuse. Les escaliers s'arrêtent ; le terme n'est pas un début. Les rayons ne partent d'aucun centre.

Les suites de blanc et de noir, et les motifs qu'ils semblent susciter sont de notre fait, le surplomb vers lequel nous sommes guidés, qui ne nous est pas révélé sont pareillement nôtres. Et le but et le cœur que nous découvrons étaient en nous. Nous produisons un monde dans lequel nous prétendons évoluer, dont nous disons interpréter les symboles. Le monde n'est pas un pavage.

Une réaction, qui s'apparente à la folie, perçoit des décisions et des harmonies, perçoit comme noirs et blancs, des mouvements qui, hors de toute cause, ne sont pas même des symptômes.

Bonne parole de J.Q.

J'aimerais que nous cessions de pleurer et de nous désoler, que nous cessions de penser que notre société est frappée de malheurs successifs.

Ce ne sont pas des malheurs mais des injustices.

122. Quête.

Il était oublié. Notre pays voit les ministres passer et s'en réjouit. Nous sommes lucides et savons que celui qui vient n'accomplira pas ce qu'échoua à faire celui qui part. Nous estimons cependant que rien ne pourra être entrepris tant qu'il demeure. Il était un nom dans un dictionnaire, il figurait parmi les ministres d'État. Il n'était rien vingt ans plus tard, sinon un ministre, qui fut célébré et puissant, qui l'emporta sur tant de ministre médiocres, comme tant l'emportèrent et disparurent.

Sa carrière se résume si facilement : de grandes espérances, les premiers postes, une erreur criminelle qui compromet tout et la nécessité de se retirer. C'était de quoi devenir une figure, un lieu commun dont les éditorialistes pourraient nourrir leur prose. Son nom s'y prêtait mal, sans doute : Julien Queuille, la banalité qu'un manque de grâce et la désuétude condamnent. Je dirai plus tard ce qui suscita cet oubli.

J'aimerais dire quel hasard me fit m'intéresser à Julien Queuille, j'aimerais dire que j'avais lu son nom pour l'oublier, que je l'avais lu une autre fois, par hasard encore, que le nom était une musique, était devenu une obsession qui ne touchait pas encore ma conscience, qu'il se dessinait, s'offrait de temps à autre, jusqu'à ce qu'apparût la nécessité de savoir. Une bibliothèque (plaques de marbre, dorures, reliures de cuir) que la providence eût placé là m'eût tout appris, sauf la pièce essentielle, qu'un autre hasard, livre trouvé, vieux Paris Match, oublions les livres, propos de table, remarque à la radio, affiche dont manqueraient les coins, ne manqueraient pas de livrer : le mystère et son épaisseur, le bloc pyramidal, la gloire, les coups du destin aux noms grecs et latins. Viendrait alors le dernier secret, celui de sa solitude, l'ermite des quais de Saône, le criminel bienveillant, le secret à ma mesure, et ma raison de triompher.

Ce fut un mystère de seconde main. D'autres que moi l'avaient rêvé et cherché. J'aurais aimédire J'étais fasciné. Ce sentiment-là n'était pas le mien. Je m'étais épargné la fièvre, l'inquiétude à chercher et les plaisirs liés à cette inquiétude, le bonheur de dire un mot qui résume des semaines, et parfois vingt ans : voilà. Voilà, nous y sommes me fut épargné. Un ami, ou deux m'en parla. C'est lui que l'inquiétude, un jour, avait gagné, lui qui cherchait pareillement la gloire, et qui pareillement attendait un miracle, le sujet, le pavage qui ne représenterait plus des motifs se répétant, aux ruptures certes régulières mais qu'aucune méthode ne permet de lire ; qui ferait accéder à ce qui fut promis. Il souriait. Il exagérait, et je le remerciais d'en faire assez pour que l'anecdote m'intéresse aussi, pour qu'une communauté de chasseurs de trésors ou de dragons, qui m'avait maintenant déniaisé, me considère, dise nôtre et m'inclue. Solennel, goguenard et presque ironique, suppliant : des initiés me regardaient et j'aurais aussi, plus tard, ce regard. Il nous fallait des bières. Nous avions des bières.

Voilà, je disposais de l'ensemble des pièces : naissance, étude, parcours de militant, de responsable, secrétaire d'État, ministre, ministre d'État, nuit de la délivrance, démission, vie d'isolement, la vie à Lyon. Manquaient seulement le numéro de rue et le digicode.

Une chose faisait débat cependant : le degré de sincérité. Ils étaient nombreux à évoquer leur honneur, au moment de sombrer, à devenir grands et courageux maintenant qu'il n'y avait plus de choix pour eux. Ils étaient moins nombreux à disparaître. Peu souffraient. Des années plus tard, X. me l'assurait : il était sincère. Désespéré, sincère, comme tous l'étaient. Il avait été seul, une journée : il avait scruté, une journée durant, ce qu'il avait tant évoqué, plus tard : sa conscience, pendant que la nuit s'allumait, les lueurs rouges dans le contrebas, et au loin, orange, dansante. On n'a plus guère évoqué sa conscience.

Nous avons évoqué Julien pendant une demi-heure. Nous n'en avons plus parlé.

Je connaissais les mystères. Ils ne le savaient pas, mais une quête m'avait était confiée : j'allais peser un cœur.

vendredi 20 août 2010

121.

Qu'est-ce que cette pyramide de suffisance, d'orgueil pathologique, cette jouissance à choquer et, remuant, beuglant, à s'enivrer, faire le départ entre l'humanité des cons et soi ?

Vers quel triomphe se tendent ces bras ?

Une seule question nous est posée : s'agit-il de cynisme (qu'on obtienne ce qu'on voulut et ce pour quoi on vota ; que chacun sache qui il est et où il règne ; qu'on parle, quoi qu'on en dise) de joie à emmerder, quoi qu'il en coûte ? Serait-ce plutôt les deux ? Il fait le pari que la puissance vient aussi de la puissance à nuire, et que la gratitude de ceux qui ont nui par procuration est immense.

jeudi 19 août 2010

120. Des accoudoirs.

Il semblerait que sa vie aboutît à ces accoudoirs, et à ses mains qui se posent sur ces accoudoirs.

Ils ne sont pas seulement riches – le cuir qu'enserre l'or et la branche d'or tordu qui, partant du dossier, tourne puis les forme. Ses mains ne reposent pas ni ne se crispent dessus. Elles se sont lovées autour, jusqu'à l'entourer, comme serpentent, plus bas, pierres et dorures. Elles vérifierait que le trône est encore là, et qu'on jouit de bon droit. La tête ne penche pas, les jambes sont droites.

Il contrôle ce qu'il ne possède pas, et peut détruire ce qu'il n'a pas.

Il s'est assis, un jour, et ne songe pas à quitter ce fauteuil.

Il pourrait ne pas vivre à Paris sans cesser d'être le centre sans lequel il n'y a pas de circonférence.

Les transactions, les avertissements, les descentes de polices, les passages à la caisse ont un même sens et sont une même vérité, viennent d'un même point qu'ils rejoignent pour aboutir.

L'ennui, la mort, qui arriverait s'il était homme, si Dieu veillait, une révolte, un coup du hasard ne mettront pas un terme à cette jouissance continue, à la puissance qui affleure, qui se manifeste par salves ou par vagues, qui le traverse, l'accable parfois de ses frissons.

Son vieux costume, qu'il ne change pas, ses cheveux gris qui refusent de blanchir, son hôtel vide, la tristesse des murs, la blancheur et le bois, un sourire continu sont sa grandeur.

vendredi 13 août 2010

119. 2007-2012.

Cette victoire peut étonner : celui qui en profite n'y a pas contribué, celui qui l'a faite n'a pas péri et s'est volontairement retiré. Ce dernier est moins à louer qu'il n'y paraît : offrir la victoire aux médiocres et aux médiocres qui n'ont ni souffert ni lutté n'est pas une bonne chose. Ce n'était pas l'orgueil qui choquait, en les écoutant, mais leurs certitudes d'innocents. Ils étaient le bien, et ronronnaient, savouraient leur grande chance. Une main les avait guidés jusque là. Les arcanes, les sphères accueillait avec bienveillance ces élus. Il leur fallait désormais agir. Il leur était nécessaire de savoir ce que voulaient les puissances qui les chérissaient.

Les astrologues parurent alors. Ils ne lisaient pas le cours des astres, mais scrutaient avec gravité les courbes et les rapports. Ce que personne ne comprenait était la dernière des évidences pour ceux qui savent et répondent, et qui n'attendent pas la question pour répondre. Les astrologues étaient par ailleurs architectes. Comme rien n'est trop facile pour ceux qui devinent les grands mouvements cachés aux mortels, les plus grandes résolutions, les plus complexes systèmes ne sont rien à bâtir, pour eux. Hommes, or, sucre, devises volent et se plient à ce qu'ils ont décidé. Qu'ils soient pour tous des exemples de fatuité, d'orgueil, de colère, de puissance souvent, de sournoiserie pétrie de principes, de calcul, qu'ils ne semblent sympathiques à personne et qu'ils pérorent quand personne n'est là pour écouter n'empêche pas de reconnaître leur immense qualité : ils sont intelligents.

Et, pour les vingt ans à venir, personne ne fut plus intelligent que ceux qui décidèrent. Nous savons quels furent leurs choix, et quelles furent les conséquences de leurs choix. Nous savons comme ils prenaient plaisir à révéler au monde, par des allocutions, des doubles pages dans les magazines, par des annonces et des révélations lors journaux télévisés, les dessous les cartes, ce qui agissait et n'offrait à notre vue que des symptômes, et qu'il dévidaient la pelure d'oignon promettant qu'une perle apparaîtrait, les secrets courants. Subsumer leur était sensuel. Chaque fait était un indice, et nous restions ébahis devant les faits qu'ils combinaient et devant l'explication qui faisait tenir tant de pièces différentes, et qui n'étaient pas, jusqu'alors, les pièces d'un puzzle. Les taux et les misères s'emboitaient maintenant en un jeu qui n'existait pas, voici une heure. Ils assemblaient les mystères. Ils rayonnaient.

jeudi 12 août 2010

118. Ligne politique.

Ceux qui suivent assidument les cours d'histoire (optionnels) savent ceci : Lionel Jospin devient président de la République le 5 mai 2002. Rien de triomphal dans ces cinquante-deux pour cent, mais une victoire de l'honnêteté et d'une certaine efficacité. Ces cinq ans de pouvoir sont d'une netteté et d'une banalité exemplaires. Emploi, croissance, réformes menées sans difficulté ni éclat, pouvoir sobrement conduit et sobrement victorieux résument, comme résument aussi paix sociale, stabilité, polémiques paisibles, ronron, dignité qui ne versait pas dans la fadeur, mais qui suscitait le désintérêt, comme désintéresse toute chose assurée, bien menée. Ce qui constitue, à nos yeux, un âge d'or, a inspiré de nombreux ouvrages, lesquels, tout en se gardant d'idéaliser, ne parviennent pas à analyser cinq années sans penser aux vingt années qui suivirent. Nous n'en parlerons plus.

Cinq ans plus tard, Jospin n'est pas candidat . Cinquante-cinq pour cent lui étaient assurés. Mais à la lassitude des choses trop bien menées s'ajoutent un désir secret, né dans un cœur de militant, et que la vieillesse, qui ne connaît que le cynisme ou la mélancolie, n'a pas oublié : qu'à l'efficacité s'ajoute l'éthique.

Un gouvernement de centre gauche lui succède. Des anecdotes amusantes résumeraient ces cinq années. J'en retiens surtout que les pénibles défaut de Jospin, et qui seront des tares chez Julien, commencent à gagner le parti : que les bonnes intentions atténuent les désastres, que la responsabilité se confond avec l'orgueil, que la vérité existe et que la communication et l'esthétique se mêlent à la vérité et la modifient, la souffrance à la sincérité, et la révèle : que les principes s'accommodent de tout.

Un gouvernement de droite, mené par M., gouverne le pays de 2012 à 2017. Elle n'avait qu'à devenir l'extrême inverse de qui elle combattait, et se résignait avec passion à tout sacrifier, droit, parole donnée, principes moraux les plus élémentaires, à l'efficacité et à un mot qui fut sur toutes les lèvres : pragmatisme. Et comme le pragmatisme échoue aussi bien et de manière aussi constante que les bonnes intentions perpétuelles, M. fut aussi dangereux et sympathique qu'incompétent. La défaite, imminente, provoque moins des larmes que des hoquets.

G. peut alors former un gouvernement. Julien devient ministre d'État.

mercredi 11 août 2010

117. Pronunciamiento.

Aux phrases perçues, qu'il faisait siennes et par lesquelles il menait bientôt le pays, s'ajoutaient les images. Était-ce cela qui le perdit, ou sa perte, rapports et notes, sondages, papier qui s'accumulait, le laissait indifférent, qui ne valait plus que pour un grand feu, la vérité qu'il oubliait et sur laquelle il n'avait plus prise, le conduisaient-elles à désirer vivre ces images ?

La confiance lui était accordée. Depuis cent ans, ceux qui servaient l'État ne s'étaient pas opposés à ceux qui représentaient l'État. La police puis l'armée n'aimaient pas leurs récents triomphes, certes, mais auraient tout au plus cessé d'obéir.

Comment penser à ceci : il est onze heures sur l'esplanade où passe un maréchal qu'encadrent neuf généraux (ou sa version moins luxueuse : trois ou quatre généraux), rapides, aux visages fermés, tandis que le maréchal sourit (ils sont la rigueur, il est la sérénité) et tend une main amicale, offre sa bienveillance. Des soldats ont pris un aéroport, une assemblée, quelques rues. Pareillement graves, certains, les généraux, le maréchal ont défilé, souri. Il est deux heures et un homme (il aurait pu être beau, si un récent empâtement ne gâchait pas ses trente-deux ans) sort un mouchoir coûteux. Son costume est froissé, son dos trempé. Il ne connaît pas cette peur, et le métal froid qui envahit son cœur, le vide froid qu'est devenu son dos, les blanches taches devant ses yeux, le sel sur ses lèvres, ses dents qui claquent qu'il soude à ses dents, les tremblements des doigts, qu'il ne contrôle pas. Il vivra encore vingt secondes. Il a su comprendre qu'aucune porte oubliée ne le sauverait, et que les secondes offertes lui permettraient de composer un peu avec sa mort, l'infini, lui-même. Quand les balles auront cessé de fuser, il n'aura rien cédé de sa dignité. Plus tard, une femme court et est assassinée, dans le jardin présidentiel, par ses gardes du corps. Au matin, on l'a trouvé dans sa voiture et tué comme un chien.

116. Dialogue.

_Seul un coup d'État aurait pu me sauver.
_Vous n'êtes pas sérieux.
_Je le suis.
_Personne ne vous aurait suivi, et en dépit de votre popularité, l'armée ne serait intervenue que pour vous destituer.
_Vous ne comprenez pas. Seul un coup d'État dont j'aurais été la victime m'aurait sauvé. Ce que j'étais pour chacun : l'honnêteté, le respect des lois, la certitude, même en échouant d'avoir désiré bien faire, ce qui contribue à l'échec et à rendre l'échec honorable, la certitude d'être immédiatement et sommairement considéré comme un martyr, l'appui de chaque organisme européen et sans doute mondial qui, par calcul et par désir de voir un organisme faible et riche leur être reconnaissant, par une spontanéité tout à leur honneur, m'eussent soutenu.
_Nous étions en 20**. Vous manquiez de Boulanger ou de Challe.
_Vous ne savez pas à quel point l'armée, non pas me détestait, mais détestait ce que je lui imposais, ce qu'on ne lui avait jamais demandé, et le détestait d'autant plus qu'aucun de ses chefs, et sans doute de ses hommes, ne pensait qu'un autre choix était possible, et que d'autres qu'eux devaient agir. Heureusement, la délivrance, le désastre, et ma démission qui suivit dans l'heure, me délia de tout. Je n'avais plus à exercer le pouvoir. J'étais compromis, et quelques autres. L'horreur impliquait que nous disparaissions. Nous le faisions.
_Et ceux que vous aviez redoutés avant d'être ministre, et que vous méprisez encore, devaient cueillir le fruit.
_ J'ai le droit presque exclusif de les critiquer. Il étaient, ce soir là, notre salut. Ils surent s'unir et d'une même voix évoquer erreurs passées, un drame national, tragédie sans nom, les inévitables mesures d'urgence, et le sommet minéral de cet édifice immense, et dont le règne serait de dix ans : l'union nationale. Ce n'était pas une démission mais une disparition. Les rancœurs ne cessaient pas (elles n'ont pas cessé). On les recuirait encore.
_Vous avez dû dormir bien peu pour arriver à cette double conclusion : l'armée vous hait, et vous menace, votre disparition politique rend à la nation son calme.

Je ne continuai pas. Il avait peu dormi. J'imagine ce que l'on entend d'ordinaire par « le pouvoir rend fou ». Un orgueil que rien ne vient contrarier, la toute puissance qui s'agace et s'effraie de tout, être cerné de ceux qui aiment ou qui cherchent à détruire, la vulnérabilité que l'on oublie, ne plus être à soi et interpréter chaque événement comme une reconnaissance ou un affront qui nous est fait. Julien ne présentait pas ces symptômes, si ce n'est leur extrême sensibilité. Son orgueil était limité. Il n'avait pas désiré la puissance.

Sa folie venait de ce qu'il refusait, étant devenu un prince, ministre d'État, ayant cessé d'être un militant ou un opposant, qui peuvent encore prétendre à l'innocence, à la tranquillité, il n'avait cessé de se réclamer du bien, qui triompherait, qui ne pouvait que triompher. Ce qu'il faisait, parce qu'il agissait et ne laissait tourner rouages et administrations, et discours et allocutions, n'était pas le bien. Il connaissait les limites de sa puissance, et les éprouvait quand il avait à agir. Sa folie venait de conformer la vérité, qui lui parvenait par chaque service qui dépendait de lui et par chaque journal, par toutes les radios et toutes les télévisions, à ce qu'il estimait le bien. Sa folie était plus profonde que la persuasion, et plus terrible. Il n'entendaient pas les avertissements, qui lui venaient chaque jour, qui se mêlaient au silence et devenaient un silence au second degré. Les rapports allaient, par piles, sur les rapports.

Pourtant, une phrase se détachait du bruit de fond. Elle le guidait pour la semaine à venir. Il ne voyait pas que ces belles syllabes, ces métaphores subtiles, qui devaient exprimer la réalité, ou du moins permettre de la modifier, dût-on n'avoir de ces modifications que des signes incertains, se substituaient à tout, et, balancées, cadencées, à ses lèvres pour des heures, et faisaient sa joie.