_Seul un coup d'État aurait pu me sauver.
_Vous n'êtes pas sérieux.
_Je le suis.
_Personne ne vous aurait suivi, et en dépit de votre popularité, l'armée ne serait intervenue que pour vous destituer.
_Vous ne comprenez pas. Seul un coup d'État dont j'aurais été la victime m'aurait sauvé. Ce que j'étais pour chacun : l'honnêteté, le respect des lois, la certitude, même en échouant d'avoir désiré bien faire, ce qui contribue à l'échec et à rendre l'échec honorable, la certitude d'être immédiatement et sommairement considéré comme un martyr, l'appui de chaque organisme européen et sans doute mondial qui, par calcul et par désir de voir un organisme faible et riche leur être reconnaissant, par une spontanéité tout à leur honneur, m'eussent soutenu.
_Nous étions en 20**. Vous manquiez de Boulanger ou de Challe.
_Vous ne savez pas à quel point l'armée, non pas me détestait, mais détestait ce que je lui imposais, ce qu'on ne lui avait jamais demandé, et le détestait d'autant plus qu'aucun de ses chefs, et sans doute de ses hommes, ne pensait qu'un autre choix était possible, et que d'autres qu'eux devaient agir. Heureusement, la délivrance, le désastre, et ma démission qui suivit dans l'heure, me délia de tout. Je n'avais plus à exercer le pouvoir. J'étais compromis, et quelques autres. L'horreur impliquait que nous disparaissions. Nous le faisions.
_Et ceux que vous aviez redoutés avant d'être ministre, et que vous méprisez encore, devaient cueillir le fruit.
_ J'ai le droit presque exclusif de les critiquer. Il étaient, ce soir là, notre salut. Ils surent s'unir et d'une même voix évoquer erreurs passées, un drame national, tragédie sans nom, les inévitables mesures d'urgence, et le sommet minéral de cet édifice immense, et dont le règne serait de dix ans : l'union nationale. Ce n'était pas une démission mais une disparition. Les rancœurs ne cessaient pas (elles n'ont pas cessé). On les recuirait encore.
_Vous avez dû dormir bien peu pour arriver à cette double conclusion : l'armée vous hait, et vous menace, votre disparition politique rend à la nation son calme.
Je ne continuai pas. Il avait peu dormi. J'imagine ce que l'on entend d'ordinaire par « le pouvoir rend fou ». Un orgueil que rien ne vient contrarier, la toute puissance qui s'agace et s'effraie de tout, être cerné de ceux qui aiment ou qui cherchent à détruire, la vulnérabilité que l'on oublie, ne plus être à soi et interpréter chaque événement comme une reconnaissance ou un affront qui nous est fait. Julien ne présentait pas ces symptômes, si ce n'est leur extrême sensibilité. Son orgueil était limité. Il n'avait pas désiré la puissance.
Sa folie venait de ce qu'il refusait, étant devenu un prince, ministre d'État, ayant cessé d'être un militant ou un opposant, qui peuvent encore prétendre à l'innocence, à la tranquillité, il n'avait cessé de se réclamer du bien, qui triompherait, qui ne pouvait que triompher. Ce qu'il faisait, parce qu'il agissait et ne laissait tourner rouages et administrations, et discours et allocutions, n'était pas le bien. Il connaissait les limites de sa puissance, et les éprouvait quand il avait à agir. Sa folie venait de conformer la vérité, qui lui parvenait par chaque service qui dépendait de lui et par chaque journal, par toutes les radios et toutes les télévisions, à ce qu'il estimait le bien. Sa folie était plus profonde que la persuasion, et plus terrible. Il n'entendaient pas les avertissements, qui lui venaient chaque jour, qui se mêlaient au silence et devenaient un silence au second degré. Les rapports allaient, par piles, sur les rapports.
Pourtant, une phrase se détachait du bruit de fond. Elle le guidait pour la semaine à venir. Il ne voyait pas que ces belles syllabes, ces métaphores subtiles, qui devaient exprimer la réalité, ou du moins permettre de la modifier, dût-on n'avoir de ces modifications que des signes incertains, se substituaient à tout, et, balancées, cadencées, à ses lèvres pour des heures, et faisaient sa joie.
_Vous n'êtes pas sérieux.
_Je le suis.
_Personne ne vous aurait suivi, et en dépit de votre popularité, l'armée ne serait intervenue que pour vous destituer.
_Vous ne comprenez pas. Seul un coup d'État dont j'aurais été la victime m'aurait sauvé. Ce que j'étais pour chacun : l'honnêteté, le respect des lois, la certitude, même en échouant d'avoir désiré bien faire, ce qui contribue à l'échec et à rendre l'échec honorable, la certitude d'être immédiatement et sommairement considéré comme un martyr, l'appui de chaque organisme européen et sans doute mondial qui, par calcul et par désir de voir un organisme faible et riche leur être reconnaissant, par une spontanéité tout à leur honneur, m'eussent soutenu.
_Nous étions en 20**. Vous manquiez de Boulanger ou de Challe.
_Vous ne savez pas à quel point l'armée, non pas me détestait, mais détestait ce que je lui imposais, ce qu'on ne lui avait jamais demandé, et le détestait d'autant plus qu'aucun de ses chefs, et sans doute de ses hommes, ne pensait qu'un autre choix était possible, et que d'autres qu'eux devaient agir. Heureusement, la délivrance, le désastre, et ma démission qui suivit dans l'heure, me délia de tout. Je n'avais plus à exercer le pouvoir. J'étais compromis, et quelques autres. L'horreur impliquait que nous disparaissions. Nous le faisions.
_Et ceux que vous aviez redoutés avant d'être ministre, et que vous méprisez encore, devaient cueillir le fruit.
_ J'ai le droit presque exclusif de les critiquer. Il étaient, ce soir là, notre salut. Ils surent s'unir et d'une même voix évoquer erreurs passées, un drame national, tragédie sans nom, les inévitables mesures d'urgence, et le sommet minéral de cet édifice immense, et dont le règne serait de dix ans : l'union nationale. Ce n'était pas une démission mais une disparition. Les rancœurs ne cessaient pas (elles n'ont pas cessé). On les recuirait encore.
_Vous avez dû dormir bien peu pour arriver à cette double conclusion : l'armée vous hait, et vous menace, votre disparition politique rend à la nation son calme.
Je ne continuai pas. Il avait peu dormi. J'imagine ce que l'on entend d'ordinaire par « le pouvoir rend fou ». Un orgueil que rien ne vient contrarier, la toute puissance qui s'agace et s'effraie de tout, être cerné de ceux qui aiment ou qui cherchent à détruire, la vulnérabilité que l'on oublie, ne plus être à soi et interpréter chaque événement comme une reconnaissance ou un affront qui nous est fait. Julien ne présentait pas ces symptômes, si ce n'est leur extrême sensibilité. Son orgueil était limité. Il n'avait pas désiré la puissance.
Sa folie venait de ce qu'il refusait, étant devenu un prince, ministre d'État, ayant cessé d'être un militant ou un opposant, qui peuvent encore prétendre à l'innocence, à la tranquillité, il n'avait cessé de se réclamer du bien, qui triompherait, qui ne pouvait que triompher. Ce qu'il faisait, parce qu'il agissait et ne laissait tourner rouages et administrations, et discours et allocutions, n'était pas le bien. Il connaissait les limites de sa puissance, et les éprouvait quand il avait à agir. Sa folie venait de conformer la vérité, qui lui parvenait par chaque service qui dépendait de lui et par chaque journal, par toutes les radios et toutes les télévisions, à ce qu'il estimait le bien. Sa folie était plus profonde que la persuasion, et plus terrible. Il n'entendaient pas les avertissements, qui lui venaient chaque jour, qui se mêlaient au silence et devenaient un silence au second degré. Les rapports allaient, par piles, sur les rapports.
Pourtant, une phrase se détachait du bruit de fond. Elle le guidait pour la semaine à venir. Il ne voyait pas que ces belles syllabes, ces métaphores subtiles, qui devaient exprimer la réalité, ou du moins permettre de la modifier, dût-on n'avoir de ces modifications que des signes incertains, se substituaient à tout, et, balancées, cadencées, à ses lèvres pour des heures, et faisaient sa joie.
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