dimanche 22 août 2010

122. Quête.

Il était oublié. Notre pays voit les ministres passer et s'en réjouit. Nous sommes lucides et savons que celui qui vient n'accomplira pas ce qu'échoua à faire celui qui part. Nous estimons cependant que rien ne pourra être entrepris tant qu'il demeure. Il était un nom dans un dictionnaire, il figurait parmi les ministres d'État. Il n'était rien vingt ans plus tard, sinon un ministre, qui fut célébré et puissant, qui l'emporta sur tant de ministre médiocres, comme tant l'emportèrent et disparurent.

Sa carrière se résume si facilement : de grandes espérances, les premiers postes, une erreur criminelle qui compromet tout et la nécessité de se retirer. C'était de quoi devenir une figure, un lieu commun dont les éditorialistes pourraient nourrir leur prose. Son nom s'y prêtait mal, sans doute : Julien Queuille, la banalité qu'un manque de grâce et la désuétude condamnent. Je dirai plus tard ce qui suscita cet oubli.

J'aimerais dire quel hasard me fit m'intéresser à Julien Queuille, j'aimerais dire que j'avais lu son nom pour l'oublier, que je l'avais lu une autre fois, par hasard encore, que le nom était une musique, était devenu une obsession qui ne touchait pas encore ma conscience, qu'il se dessinait, s'offrait de temps à autre, jusqu'à ce qu'apparût la nécessité de savoir. Une bibliothèque (plaques de marbre, dorures, reliures de cuir) que la providence eût placé là m'eût tout appris, sauf la pièce essentielle, qu'un autre hasard, livre trouvé, vieux Paris Match, oublions les livres, propos de table, remarque à la radio, affiche dont manqueraient les coins, ne manqueraient pas de livrer : le mystère et son épaisseur, le bloc pyramidal, la gloire, les coups du destin aux noms grecs et latins. Viendrait alors le dernier secret, celui de sa solitude, l'ermite des quais de Saône, le criminel bienveillant, le secret à ma mesure, et ma raison de triompher.

Ce fut un mystère de seconde main. D'autres que moi l'avaient rêvé et cherché. J'aurais aimédire J'étais fasciné. Ce sentiment-là n'était pas le mien. Je m'étais épargné la fièvre, l'inquiétude à chercher et les plaisirs liés à cette inquiétude, le bonheur de dire un mot qui résume des semaines, et parfois vingt ans : voilà. Voilà, nous y sommes me fut épargné. Un ami, ou deux m'en parla. C'est lui que l'inquiétude, un jour, avait gagné, lui qui cherchait pareillement la gloire, et qui pareillement attendait un miracle, le sujet, le pavage qui ne représenterait plus des motifs se répétant, aux ruptures certes régulières mais qu'aucune méthode ne permet de lire ; qui ferait accéder à ce qui fut promis. Il souriait. Il exagérait, et je le remerciais d'en faire assez pour que l'anecdote m'intéresse aussi, pour qu'une communauté de chasseurs de trésors ou de dragons, qui m'avait maintenant déniaisé, me considère, dise nôtre et m'inclue. Solennel, goguenard et presque ironique, suppliant : des initiés me regardaient et j'aurais aussi, plus tard, ce regard. Il nous fallait des bières. Nous avions des bières.

Voilà, je disposais de l'ensemble des pièces : naissance, étude, parcours de militant, de responsable, secrétaire d'État, ministre, ministre d'État, nuit de la délivrance, démission, vie d'isolement, la vie à Lyon. Manquaient seulement le numéro de rue et le digicode.

Une chose faisait débat cependant : le degré de sincérité. Ils étaient nombreux à évoquer leur honneur, au moment de sombrer, à devenir grands et courageux maintenant qu'il n'y avait plus de choix pour eux. Ils étaient moins nombreux à disparaître. Peu souffraient. Des années plus tard, X. me l'assurait : il était sincère. Désespéré, sincère, comme tous l'étaient. Il avait été seul, une journée : il avait scruté, une journée durant, ce qu'il avait tant évoqué, plus tard : sa conscience, pendant que la nuit s'allumait, les lueurs rouges dans le contrebas, et au loin, orange, dansante. On n'a plus guère évoqué sa conscience.

Nous avons évoqué Julien pendant une demi-heure. Nous n'en avons plus parlé.

Je connaissais les mystères. Ils ne le savaient pas, mais une quête m'avait était confiée : j'allais peser un cœur.

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