vendredi 23 juillet 2010

Baratin Julien.

Julien avait tenté de montrer ce que la cohabitation avait de faussement généreux et de faussement bienveillant, que le mélange seul, qui serait homogène et non pas indifférencié (il penserait toujours qu'un distinguo peut sauver) nous sauverait.

115. Brûlent les voitures 1.

C'était bien sûr un attentat islamiste.

Certains avaient eu peur, précédemment, et voyaient leurs craintes confirmées. Ils tremblèrent de nouveau lorsque personne ne prononça les mots si souvent formés : Il ne faut pas généraliser. Ce n'est qu'une minorité, etc. Ce qui m'emplit de crainte ce soir-là : les habituels commentaires ne venaient pas. Chacun était abasourdi.

Le groupe terroriste, aussi ridicule et terrifiant que de coutume n'avait pas encore dit au monde qu'il existait, qu'il était désormais notre peur, lui et la petite dizaine des groupes bientôt formés, et notre vie. Les messages ânonnés autant qu'éructés ne défilaient pas encore.

Personne ne quittait sa terreur, à cet instant muette. Il fallut bien dire quelques mots. Une seule idée était émise : l'accablement. Personne n'invita ses amis ou sa police au calme. Ils n'évoquaient pas leur tristesse, elle n'existait pas, ni même leur surprise ou leur incompréhension. Pour une soirée, tout était lisible. Dans cet arrêt, frappés de stupidité et de lucidité, ils se trouvaient plus conscients que d'ordinaire. Ils buttaient sur l'événement, s'absorbaient dans le cratère et les laides fumées qui partaient de ce cratère. Ils n'osaient aller outre l'instant, puisqu'ils savaient tous ce qui le délimitait, outre les bords noirs et laids de l'explosion. Ils faisaient le même double constat : les torts étaient partagés, les crispations comme les insultes et les indignations jouées, les appels à prendre ses responsabilités, les menaces suivies d'excuses et les explications qui faisaient oublier les précédentes explications ; quelle que soit sa forme, l'affrontement venait.

114. Moi & la post-modernité : beau, riche et lucide.

Note pour les futurs exégètes.

Voici ce que l'on m'a appris être la post-modernité en littérature : l'impossibilité d'écrire une œuvre de manière positive (le héros a une aventure), impossibilité constatée avec dérision ou mélancolie ; l'élaboration difficile de cette œuvre, en creux ou négativement, et parfois, jusqu'à ce que son élaboration pénible soit l'œuvre même. Je ne reviens pas sur la disparition du héros et parfois du personnage, sur l'amenuisement de l'intrigue et des aventures, sur la métatextualité permanente, le work in progress (l'auteur raconte comment il échoue à écrire l'œuvre qu'il désire écrire et la narration de cet échec est l'œuvre proposée à lire), ni sur l'irrévérence et l'ironie avec laquelle sont traités les auteurs qui nous ont précédés : « Chut, c'est le silence infini de Pascal » je cite de mémoire Beckett.

En somme, la post-modernité, usée, épuisée, affirme ne plus rien avoir à dire ou à écrire (comme pour tous les historicismes littéraires, « Tout est dit et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent ») et prétend être indépassable (comme tous les historicismes littéraires). Elle ne peut offrir un nouveau Pascal, un nouveau Racine (l'expression n'a pas de sens, mais chacun la comprend) : elle les tourne donc en dérision. Tel auteur n'a pas d'imagination et renonce à la psychologie, ne sait pas raconter et renonce à l'intrigue, trouve confondant de bêtise et de passéisme ce que les programmes scolaires nomment « le travail de la langue » et refuse la figure.

Ce que la littérature perd en richesse, elle le gagne en lucidité et (il faut l'avouer) en technique.

Il n'y a rien à gagner à se montrer révisionniste. Nous savons les platitudes que propose « le retour au récit ». De grandes œuvres relèvent par ailleurs de cette esthétique post-moderne, et leur diversité même (L'Emploi du temps, Molloy, Les Fruits d'or, Un Nid pour quoi faire, l'œuvre d'Éric Chevillard, Duras de temps à autres) montre combien elle fut intéressante et, plus qu'intéressante, féconde. La sottise intégrale que constitue l'autofiction (sauf à considérer que Proust, Céline, et Villon (Rutebeuf ! ) sont autofictifs) ne peut faire oublier Beckett ou le Nouveau roman.

La post-modernité sera dépassée (elle est un historicisme qui prétend, comme tous les historicisme, ne pas l'être), et le dépassement ne pourra être que dialectique. Certains comme Michon, Bergounioux, Muray, Quignard parfois le permettent. Elle ne pourra renoncer à la lucidité ni se contenter de la seule lucidité.

***

J'aimerais expliquer comment j'essaie de m'en sortir (ne pas être Zola d'une part, ni Chevillard). Je n'établit pas de grande synthèse théorique (pour l'instant), j'indique petitement comment j'essaie d'évoluer entre ces deux pôles : richesse et lucidité.

1- Grâce aux accumulations qui, par leur effet de liste, sont souvent ironiques. Elles parcourent une catégorie, la traitent avec irrévérence (par la disparate, par les omissions, par le jeu des déterminants, par son pouvoir extrême de condensation). Rien n'interdit cependant à l'auteur de rendre particulièrement séduisant chacun des termes de l'énumération et, prétendant être lucide (il passe vite, on ne la lui fait pas), se prélasser dans ce qui lui est interdit, dans les stéréotypes dont personne n'admettrait la décence, et qu'il fréquente avec amour, dans un passé littéraire qu'il voit avec mélancolie et auquel, quoi qu'il dise, il n'a pas renoncé.

2- Grâce à la négation (qui peut se redoubler) qu'un mais positif conclue : il n'était ni X ni Y mais Z. Nous refusons ainsi des termes que l'on jugerait naïfs ou dépassés. Mais nier une chose, et nier une chose fascinante, c'est lui permettre encore d'exister. La nier n'est pas la tourner en dérision ni l'oublier. Le Z est le lieu du fantasme ou de la marotte qui l'emporte sur tout. Z est le nouveau paradigme, le fantasme qui doit l'emporter. Il ne peut naître que d'une négation (l'accumulation en est une) incomplète. Il se souvient des deux temps qui l'ont précédé (la richesse et la lucidité) et ne permet à aucun des deux de triompher de l'autre.

3- En introduisant du jeu dans la tripartition rhétorique. Le tiercé rapporte davantage dans le désordre (mais différemment de la marquise de Cambremer de Proust).


A poursuivre.

jeudi 22 juillet 2010

113. L'attentat. (Début 2).

Première page (qui sera suivie de « Je fus pendant vingt ans l'ami de Julien Queuille, qui fut président du conseil. »)

Voici les documents dont disposent les archives :

Voici la vidéo que le monde connaît : un homme qu'encadrent deux conseillers et un garde du corps se dirige vers sa voiture. Il ne sourit pas. Nous voyons sa détermination, sinon sa gravité : il n'a qu'à regarder l'horizon pour savoir ce qui l'attend et ce que le pays devra affronter. Il a la sérénité et la fermeté qu'il évoquait, la veille, à la télévision. Il est celui dont chacun attend la venue.

La voiture démarre. Elle parcourt trente mètres. L'image ne cille pas. La voiture est remplacée par un feu et de la fumée. Une silhouette noire et rouge sort de la voiture, et tremble au sol, quelques instants. Ce qui restait de la voiture et l'homme à terre disparaissent à présent. Les flammes ont doublé, elles se tachent de noir. Les images ne présentent plus de jaune. Une chose agitée, rouge, brune, se tord. Taches, fissures, plaies, communiquent de la flamme au feu, de ce qui s'allume, noir, à ce qui le surmonte, gris, au brouillard rouge qui se lève, et qui ne consomme rien. Il est difficile de distinguer la fumée de ce qui la produit. Nous ne les voyons pas mais six corps cuisent, sous des plaques et des tôles. Le feu ne diminue pas mais reste sombre et ne fournit aucun éclat à la scène. La fumée monte encore, et ne diminuera pas jusqu'à la fin de l'enregistrement. La vidéo se poursuit et rien ne change : seul le mouvement des fumées, la colonne de sel et de feu, les immeubles au loin, un ciel, le trottoir. Des dizaines de personnes doivent regarder la scène, mais l'angle de la caméra ne permet pas de les voir. Les premiers véhicules arriveront dans deux minutes. Notre imagination peut beaucoup, elle entrevoit des torrents, les têtes de serpent d'un monstre inconnu, un cratère qui délivre au monde son message de braises et de cendres, la nébuleuse d'Orion : ces images ont une laideur de fait divers.

J'ai pu consulter une centaine de photos. Ce sont là des documents plus intéressants pour celui qui voit dans cet attentat la fin d'un monde. Nous y voyons l'enfer, le feu, le souffre, une promesse de tourments. Un trou terrible ou mesquin, selon l'angle. Des visages consternés et, parfois, le désespoir. La fumée, noire et tourmentée près des corps, soudain grise, presque blanche à mesure qu'elle touche le ciel, s'épaissit et devient plus nette, couvre la voiture, les corps, les autres voitures gagnées par l'explosion, couvre le ciel qu'elle remplace à présent, où ne luit rien, et parfois, dans son désordre, laisse un visage paraître, laisse voir le serpent qu'elle n'est pas.

Sollicitons encore notre imagination.
Des tours, des parlements, des cathédrales, des palais ont été la cible d'attentats. Ce n'est là qu'une voiture. Elles ont explosé par centaines. En France, nous avons connu plusieurs (trois, avant ce jour-là) attentats à la voiture piégée. Il nous est difficile de penser, en les regardant, que le **/**/****, la France entre dans la nuit.

mercredi 14 juillet 2010

112. La passion de l'indifférence.


Il y a eu trois passions dans ma vie :


la passion de l’indépendance,
la passion de l’indifférence,
et la passion de la volupté.

Le bonheur de sentir que l’on garde jusqu’au bout cette passion de l’indifférence.

Voir les êtres, les sujets, les problèmes s’éteindre en vous, l’un après l’autre, comme des lumières, la minuit passée, s’éteignent une à une dans une ville.

Murmurer : « Il commence à se faire tard en moi… »

Henry de Montherlant.

*
* *

Il avait mené tous les combats, son courage et sa pugnacité ne pouvaient être comparés qu'à sa puissance d'indignation.

Il avait exercé les plus hautes charges. Il avait cédé la place et, après des interventions, grandes et belles, qui s'étaient espacées pourtant, la publication de Mémoires, être devenu une référence parmi la relève politique, loué parfois, glosé, et parfois éreinté, son parcours remarquable, sans doute, et des réformes importantes, qui ont marqué leur temps, et ce discours important, et un bon mot – on l'oubliait.

Il était loin de considérer que sa vie, trente ans à conquérir le pouvoir et dix à l'exercer, méritait autre chose que l'oubli. Il savait ce qu'il avait fait. Ils n'étaient pas ingrats : d'autres que lui devaient agir, d'autres encore devaient parler.

Il ne se désintéressait toutefois pas de la marche du monde. Il lisait. Il recevait avec indifférence ce qui naguère, il y a peut-être trois mois, l'aurait empli d'enthousiasme, accablé, aurait suscité une anxiété que des recherches et des conversations n'auraient pas comblée, eût été le signe d'un mal et que seule la colère accueille le mal. Il n'avait pas bronché.

Les êtres, les sujets, les problèmes ne l'entamaient plus. Sa vieille peau (sur laquelle s'appuyer devenait dangereux) avait pris les écailles et la couleur des poissons. Elle ne dorait cependant pas quand le soir venait. Parcourant de vieux os, une peau qui s'assombrissait par plaques, et par taches qui gonflaient ou que résorbaient de pâles traces. Qui casserait, mais les os ne casseraient pas : ils ne seraient plus là. Elle ne vibrait pas. Il mourrait mais rien ne l'attendrait. Il était la montagne. Il était la ville sur laquelle il n'y a pas de soleil pour se coucher, ni d'étoiles pour s'éteindre. L'idée d'attendre l'aube lui était étrangère.

La source des indignations et des joies ne donnait plus d'eau. Le constat fait, c'était une surprise pour lui, et un malheur, pour quelques instants. Si la politique, à quoi sa vie se réduisait (oublions les amours et les promenades), n'était plus rien, il fallait se désespérer. La minute d'après, c'était une joie. Il s'amusait que rien ne le touche. L'arrogance du ministre en place, la satisfaction des porte-paroles, leurs plus bêtes mensonges, les accusations, le ronron ténébreux, les indignations, la certitude qu'accablés de preuves, ils mourraient et insulteraient en mourant – n'étaient plus rien. Les insultes, le fascisme, les lois moins criminelles qu'imbéciles (depuis deux dents ans, nous ne savions toujours pas quel vice était la cause de l'autre), les innocents aux amitiés douteuses, et que l'on persécutait... Il essayait encore : un sous-secrétaire d'État incompétent, des journalistes, de journaux indépendants, dont les amis sont proches du pouvoir, et qui répètent tous la syntaxe du pouvoir, les terroristes amis, et les incapables pérorant. Les imbéciles, les imbéciles, les imbéciles, le mot qu'il avait tant fait rouler perdait sa ronde puissance. Son dos ne frissonnait plus. L'arrogance n'était cause de rien. La bêtise des chambres, la pesanteur, la mollesse enrubannée d'honneurs, le conformisme (et la grammaire) des organes de presse : un souffle qui remue la cendre. Il s'en foutait.

Il découvrait la dernière passion, celle promise aux vieillards : la passion de l'indifférence. Rien ce ce qu'il recevait ne le concernait. Il était la source des lueurs. L'écart entre ce qu'il eût ressenti jamais et ce qu'il n'éprouvait plus, désormais, était une joie renouvelée. Il lisait journaux, magazines, presse la ligne, devenait gourmand et, plus que tout lisait le courrier des lecteurs ainsi que les commentaires, il chipotait encore les émissions de télévision (la voix de la sottise était douloureuse encore). La sottise qui le cernait l'irriguait à présent.

Il ne voyait plus : il ne faisait que contempler.

lundi 12 juillet 2010

111. La rose et l'oignon (des antichambres donnant sur des antichambres).

Il n'y a pas de pot-aux-roses.

La phrase, une fois prononcée, amène-t-elle le soulagement ou la déception ? Nous attendons encore quelques révélations – qui fut l'assassin, fut-il corrompu, à quoi doit-on son élection, fut-ce un sosie ? – de quelques pots-de-vin, la certitude, que nous n'aurons pas, et qui nous permettra de penser encore qu'au bout des pelures d'oignon, l'oignon, la secrète perle, attend de rayonner, la vérité d'une trahison, qu'il savait, qu'elle a menti.

Nous saurons, nous ne saurons pas que les services secrets ont tué, que le chef des services secrets fut manipulé, que la femme du présent, sa maîtresse, le voyait chaque soir, que sa mère, dont le mari était encore un agent secret, le secrétaire du parti conservateur, l'amant de la secrétaire du chef des services secrets – que derrière chaque bureau, une tenture attend de découvrir une porte, qu'au bout du tunnel une salle de réunion attend, où l'on préside au sort du monde, ceinte d'une superbe bibliothèque, dont l'un des volumes, creux, actionné avec rigueur, dévoile un pan de la bibliothèque, pour un autre bureau, une salle et ses moniteurs, un souterrain, le dernier bureau qu'un passage conduit encore ailleurs, l'oignon se dévidant encore, offrant pions et rois, maîtres, jusqu'au grand décideur – où mène la porte contre laquelle il est adossé ?

Les partis secrets (le serment date de la faculté), les conjurations (tailler son poing, porter un tatouage à la cheville), la synarchie... Conspirer, comploter me semble bien naturel, de même que faire profiter du décor : salons ruisselants d'or, fenêtres donnant sur un jardin à la française ; haute-technologie, un laser et des radars rôdent non loin ; la sobriété de bon ton (qu'un sous-main, qu'un flacon font cependant mentir) qui apporte la certitude que désormais, on ne se paie pas de mots, l'austérité même, puisque qui contrôle jouit de contrôler, vît-on dans de laides rues, dans un meublé, non de posséder ; d'épais dossiers reliés de cuir brun, la liasse de dix feuilles, expliquant tout, tout sur clé usb. Cela est bien recevable.

Et pour ceux que les complots, et les adverbes, et les italiques hérissent (qui pilotait vraiment les avions ? qui avait réellement intérêt à ce qu'il disparût, que la guerre éclatât ?) la version contemporaine des décideurs : les très officiels conseils d'administration. Leur cynisme ni leur malveillance ne sont à contester, seulement leur compétence.

Voici le pot-aux-roses : il n'y a pas de projet. Ce n'est pas que des désirs individuels, parfois collectifs n'oublient parfois l'intérêt commun, et qu'afin de réussir, ils se tiennent au plus terrible secret : la main qui assassine est guidée, le conseil est commandé à distance, il est nécessaire que rien ne s'ébruite, vous ne sortirez pas d'ici : on conspire. On n'en est pas moins impuissant.

Même à faire échouer les projets de loi, que peuvent-ils ? Quand ils pourraient agir sur chaque gouvernement et sur chaque conseil d'administration, que feraient-ils sinon maîtriser des effets dont ils ne connaîtraient, dont ils ne seraient pas même les causes ? sinon éplucher un nouvel oignon : agir sur un symptôme, non sur sa cause, en oublier la cause et se transformer en symptôme de symptôme, offrant la prise au symptôme, goûter au cancer qui ne tue pas l'organe qu'il a touché, qu'il étouffe cependant, par plaques, par pétales se chevauchant, un dôme dont la forme approche le bulbe.

Ses roses remparts, ses tiroirs à muqueuses, le liserai blanc que ceint le liserai rose, une forteresse dont les murs n'abritent pas de citadelle (ou une citadelle farcie de corps de gardes, de cours). Des antichambres qui donnent sur des antichambres.

dimanche 11 juillet 2010

110. Le paradis par la librairie.

Il n'y avait pas d'événement politique, création d'un parti, d'un groupe, d'un mouvement, d'une coopérative, fusion, rassemblement, projet, décision de rassembler, de déclarer, d'informer, candidature aux présidentielles, aux cantonales, candidature à la candidature aux cantonales qui ne justifiât pas l'écriture d'un objet qui présente une certaine proximité physique et mécanique avec l'objet que nous nommons ordinairement livre.

C'était un recueil d'entretiens (pour les fainéants), un livre de projet (pour qui dispose d'une secrétaire), de jugements classés par thèmes (qui dispose d'un normalien), un recueil de discours ou de mémoires (et qu'il faut plier bagages).

Ils offraient une médiocrité coupée à l'eau et diluée sur cent vingt, trois cents pages. Soixante-dix millions de français auraient pu signer chaque phrase de ces deux cents cinquante-six pages, promettant un pays plus juste, plus écologique, plus puissant, fier. Cent quatre-vingts deux pages étaient non pas ternes, ni insipides : elles ne disaient rien sur rien. Ce qui aurait pu avoir une quelconque importance pour le commentateur politique ne se trouvait pas dans la lecture du livre : qu'il paraisse disait tout (je suis candidat à la candidature) ; s'il y avait plus, la presse le savait avant que le livre ne paraisse, le coin de phrase avait déjà couru le pays, était glosé, la proclamation clamée, la chose à savoir sue. Le recueil permettait parfois de compter ses troupes : il mesurait plus assurément le degré d'intérêt que l'on suscitait, et qui déjà, lors de la parution en poche, qui jamais n'advenait, n'était plus rien.

Julien commis un de ces livres. Le titre n'était pas moins prometteur que les autres titres : c'était un slogan que devait clore un point d'exclamation. Il promettait le progrès social et la cohésion sociale, dans une économie prospère. En 20**, tout cela coûtait, chez un bouquiniste, vingt centimes.

X.

A lu pendant cinq ans, et avec ferveur, des discours qu'il ne comprenait pas.

mercredi 7 juillet 2010

109. Qu’est-ce qu’un homme enfin ? A.

Plus sombres qu'un lac profond ; par endroits, bleu océan ; d'immenses iris ; d'un gris plus pur que le blanc ; noisette et chocolat ; parcourus de vert ; la pupille a grandi ; la naissance d'une étoile, ou de fleurs ; des veines rouges.

Il se scrutait encore : sa moue n'était qu'à lui, ses yeux restaient marron.

Qu’est-ce qu’un homme enfin ?

108. Saints adolescents.

Il ressentit alors que que ressentent les contemplatifs ou les adolescents devant leur acné : une matière grasse, sèche, urticante, humaine, cède soudain et, après une douleur qui, déjà, n'est plus, une poche s'ouvre. Il y a peu de la poche à la porte, pensent-ils, il ne savent pas encore qu'elle ne donne sur rien, ne communique pas à ce qu'ils désirent, qu'ils n'ont rien à découvrir, que l'adolescent, le saint, Julien, se donnent en vain.

Le pavage qui les portait a disparu. Un sentiment liquide dans la poitrine, ils se découvrent meilleurs. Les veines battent moins fort. Ils caressent leur barbe et ne sauraient dire s'ils sont heureux. Disponibles à la suavité du lavabo, de la salle de conférence, de la cellule, ils disposent encore de quelques instants avant de se livrer. Ils attendent peut-être qu'une guirlande se courbe et vienne effleurer leur joue.

(Guirlande © M.D.).

mardi 6 juillet 2010

107. Pourquoi es-tu si fier ?

[dans Paris]

Pourquoi es-tu si fier ?

Tu te trouves beau à n'en pas douter. Tu ne t'es jamais demandé si tu étais intelligent, ni même cultivé (et tu as raison) : tu ne souffriras donc pas. Tu sais que la mort t'attend, tu te surprends parfois, angoissé, moins au coucher du soleil, moins dans la nuit qu'au cours d'une conversation, d'une visite au musée, qu'au cinéma, que lors de la maladie ou du décès d'un proche – tu ne saurais rien par toi-même – à penser que tu mourras : tu ne connais pas plus l'angoisse que la souffrance.

Tu viens de baiser. Une explication platement biologique serait acceptable.

Tu aimes tes amis ? Il y a moins de solitude et d'orgueil dans les joies de l'amitié. Tu aimes ?

Ton pantalon, ta chemise sont neufs. Tu as un nouvel emploi. Tu as été complimenté. Un nouveau disque te plaît. Il fait bon. Tu sors d'un bon repas. Tu aimes cette rue. Ton ventre est plat. Tout ce que le monde a de beau ou d'agréable te fait songer à ce que tu penses être ta beauté et ta grandeur. Tu sors de gym. Une chaleur court le long de bras et de jambes qui ne touchent pas le sol et ne portent rien. Tu viens de réussir une recette de confitures. De nouvelles lunettes de soleil.

Explique-moi comment peut naître ce regard imbécile et satisfait.

Le monde n'a pas disparu : il est le témoin que tu l'emportes sur lui. Je t'envie : une fois que tu as évoqué des doutes et des peurs qui n'existent pas, que tu prétends masquer par ton attitude et tes remarques, et ton port et ta marche – ce ne sont pourtant des portes sur rien, elles ne protègent rien – ce regard, ces rires ne disent rien que cette fierté candide, cynique, puérile, exténuée. Il y a ce sourire, ce torse immobile quand tu cours, ce front qui ne penche pas, que je n'explique pas, contre lequel lutter ou échouer n'a pas de sens. Je t'ai oublié et cent de tes frères sont devant moi.

Enseignez-moi cette fatuité qui défie le monde et les hommes : « rien n'a prise sur moi, mon jean m'a coûté cent euros ».

lundi 5 juillet 2010

106. Boutini.


La vertu blessée ne crie pas si fort.
[La vertu ne crie pas si fort qu'elle est blessée.]

*
* *

J'imagine cependant autre chose. Le temps a passé sur celle qui fut, un jour, applaudie. Nous sommes en Italie. Le fond de ciel gris, qui n'est pas plus un mur qu'un matin, l'indique : nous pourrions le supporter partout, non en Italie, qui est tout de même peu de chose lorsqu'un rayon de soleil ne l'éclaire pas. Nous sommes en hiver, par la fourrure sombre, et que j'aimerais tout de même plus claire, plus chère aussi, sur une veste de cuir. Nous savons tous par quoi elle a passé. Les souffrances du pays furent les siennes : la grande dévaluation, les fils morts à la frontière, les échecs et les défaites. Elle a présidé quatre fois et vingt ans. Rien ne lui résistait, ni ne lui résiste, patrons, opposants, syndicats, non pas subjugués ou matés : lui parlait-on, il n'y avait plus de sol à nos pieds. Elle appartient à ce corps de politiques persuadé que ne pas confondre sa bourse et celle de l'État signifie être honnête, et que l'honnêteté justifie de confisquer la puissance publique. Concédons-lui ceci : le pouvoir dont elle dispose sert rarement ses caprices, rarement ceux du pays (qu'elle confond parfois, et oublie qu'étant l'État, elle n'est toutefois pas l'Italie) et, la plupart du temps, son intérêt. Elle n'est pas devenue cynique, ni indifférente. Cependant, comme Dieu sans doute, rien ne parvient à la surprendre. Les désastres ne sauraient l'émouvoir : ce sont les situations ou les circonstances qui tendent ses traits, non les conséquences, largement prévues. Son veuvage ne prend pas fin. Sa peau ne s'est pas figée. Des poids vibrent parfois sur son visage tendu de deuil.

Une main douce, prise dans la fourrure, tient un pays – a fait ce pays. Le mot « dame » n'a jamais été prononcé.

samedi 3 juillet 2010

105. Les mots ne disent plus rien.

Les mots ne disent plus rien.

Ce n'était pas le reproche éternellement fait aux démagogues : ils existaient depuis Athènes et existeraient toujours, comme existerait toujours l'écart entre les promesses et les actes, les candides assurances et les actes, la voix qui tremble quand elle dit « nous ferons » – et la certitude que de très bonnes raisons empêcheront toujours de faire.

Ce n'est pas le reproche qu'on a pu faire (à juste titre), non d'évoluer, mais de varier.

Ni le reproche de ne pas varier, mais de tenir simultanément deux ou trois discours contradictoires.

Les mots ne disent plus rien, mais par « mots » nous n'entendons pas seulement les discours. Ils promettent certes, et pour des résultats dérisoires, mais à la dérision s'ajoutent les décrets, qui suivent les promesses et leur ressemblent, les lois votées, qui sont pareillement des déclarations de bonnes intentions, la communication pour tout ce qui est dit et écrit, et la glose. Le monde supplié, composé, réglé, enveloppé, enfin commenté : et qui n'a pas cillé. Le discours que l'on tient sur lui ne le concerne plus.

104. Marxisons.

A alléger.

[Parlons marxiste.] Je ne voudrais pas dire qu'ils sont écrasés par des structures socio-économiques, impuissants devant des rapports de force qu'ils ne maîtrisent pas. Je ne pense cependant pas qu'ils les maîtrisent, et s'il y a une balance, à mille sur un plateau, ne renversent rien, ni n'équilibrent ce qui n'admet que le mouvement. Supposer qu'ils ne pèsent pas est une erreur.

Voici la comparaison que j'aimerais éviter : peut-on dire que la fièvre modifie la maladie ? Elle en est le signe, et sans doute la conséquence de la maladie, mais n'est-elle que cela ? Corriger les symptômes d'un mal, n'est-ce pas vaincre, pour une bonne part, le mal ? Un mal sans symptômes ni effets est-il un mal ? J'aimerais employer une comparaison moins désagréable : les signes d'une bonne santé, d'une grande joie, du beau temps ne sont-ils que les symptômes de ces bonheurs, ou participent-ils à ce bonheur, ne permettent-ils pas, par leur vertu, d'en être une cause ? [Sourire est la conséquence de la joie, et remplit de joie. La fièvre dit qu'on meurt et tue.]

Habitons-nous un monde de symptômes, sans causes (de causes inconnues, ou qui ne dépendent pas de nous, ou disparues) ou les effets et les raisons se sont-ils mêlés ?

Les hommes politiques (Julien) ne sont pas les seuls signes d'un bonheur ou d'un malheur public (la France a les hommes d'État qu'elle mérite, ce n'est pas vrai) qu'ils sont impuissants à changer. Mais ils ne sont pas Louis XIV ou Napoléon (la nostalgie ni la mélancolie ne seraient justifiées). Ils n'ont cependant pas de position médiane ou modeste. Peut-être est-ce sur l'humeur générale d'un pays, et d'une influence qui agirait sur ambiance, sur un milieu qui peu à peu, de vicié se purifierait, ou foncerait, que leur action porte.

Je crois cependant à l'événement (qui n'est pas plus un miracle ou une surprise qu'une conclusion, qui aurait pu ne pas être). La Bastille fut un événement. La délivrance aussi.

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"A mon humble petit niveau..."

"Vous êtes petit, mais non humble."