mercredi 31 mars 2010

Liant 1.

Nous étions devenus amis, je venais le voir le vendredi. Nous passions l'après-midi à discuter et à boire. C'était des cafés plus souvent que des bières et nos passions étaient chastes.

Parfois, nous nous promenions le long des quais. La source de confidences se tarissait. Je comprenais alors pourquoi le petit garçon qu'il fut jeune homme et qu'il est maintenant, à cinquante ans, put triompher (certes, triompher deux ans). L'inquiétude, les douleurs surtout, disparaissaient. Ce n'était pas du cynisme (le cynisme et même le cynisme du constat lui étaient étrangers). Il n'y avait que l'évidence : les choses étaient ainsi ; l'analyste parlait :

83. Les réponses.

Quelques choses qui me firent l'apprécier :

Questions du journaliste : que pensez-vous du débat sur la réouverture des maisons closes ?
Julien, franchise déconcertante, que l'agacement seul n'explique pas : Je n'en ai rien à foutre.

Q : Que pensez-vous faire pour améliorer la sécurité dans les fêtes foraines ?
R : Je n'en sais rien.

Q : Que pensez-vous des déclarations contraires du secrétaire général et du président ?
R : Je n'ai pas envie de répondre.

Vous foutez quoi ici ?

J'ai envie de parler industrie. Posez-moi une question sur l"industrie.

C'était le seul aspect de sa personnalité qui le rattachait au populisme (lequel, ne s'embarrassant que rarement de scrupules, eût été le bienvenu par temps de crise) et voir du populisme en Julien était, encore une fois, une erreur. On lui posait des questions, il venait avec ses réponses. Il comprenait à peine qu'on lui en posât d'autres.

mardi 30 mars 2010

82. La médiocrité et la souffrance.

X était un homme, la médiocrité et les grandes souffrances.

Julien n'avait pas été brillant (ou ne le fut qu'un temps) n'était plus, je l'ai dit, qu'une ligne, qu'un coin d'affiche, le sourire (qui n'était pas raté d'ailleurs, le reste de niaiserie sut rapporter des voix) ou, pire, la main tendue, une photo, un livre d'entretiens. Il souffrait aussi. Mais, chose extraordinaire, la souffrance n'était pas liée à sa médiocrité. Il avait voulu le bien et souffrait qu'on ne le reconnût pas, et il souffrait de ne plus pouvoir faire le bien.

Marin était un médiocre mais il se distinguait du reste de ses collègues en cela que la révélation de sa médiocrité (qui est une découverte rare) ne fut pas liée à de la souffrance. Elle était le début d'une nouvelle vie. Vie étrange où passaient et défilaient gens et événements. Il en devint mauvais (s'autorisa à devenir mauvais, voire ne vit plus d'inconvénient à être mauvais), mais le calcul n'est pas la douleur.

81. A-B.

Un autre observateur que moi aurait discerné bien des qualités de A-B. Une énergie que l'obésité n'entrave pas et qu'elle rend plus volontaire. De laids cheveux, une laideur évidente, et qui dut le faire souffrir. Il était vulgaire aussi, mais comme un intellectuel peut l'être, parlant haut, sûr de ses sarcasmes attendus, sûr de vaincre l'ennemi, ne comprenant pas même qu'il eût à combattre (et c'est la raison pour laquelle il serait défait), cuistre, cancre, insolent, pérorant au milieu même de sarcasmes, se courbant plus que de raison (le poids n'excusait pas tout), ne désirant qu'une chose : qu'on lui expliquât les raisons pour lesquelles remuer son brillant quintal.

Ses appétits sexuels, je les devinais, étaient terrifiants : femmes grasses, vulgaires, mais pas trop, pour que sa vulgarité pût encore les souiller. Je savais qu'au cours d'une guerre civile (n'importe laquelle et, pour chaque guerre civile, il aurait pu choisir le bon camp – je maintiens l'adjectif) une balle, une mine, etc. l'aurait fait taire, dès les premiers jours. Il aurait pu commander l'un des camps (c'eût été le camp du bien, entendons-nous), en bel et gras général, débauché, cruel, mais, pareillement, une balle, le couteau, tranchant gras et poumons... Danton ni moins tragique ou farcesque que le premier Danton. Je savais ce que pas même lui ne savait pas : il était le Bien, la part du Bien qui nous fait préférer l'ombre et la souffrance.

mardi 23 mars 2010

80. Marin 5.

Il avait eu des convictions. Il ne s'était pas émoussé, n'avait connu ni ne fut horrifié par nul scandale (pareillement, oublions révélations, compromis douteux, manœuvres, entorses au bien commun, etc.). Il avait eu des convictions et elles avaient disparu. Très intelligent, il ne s'en aperçut pourtant pas. L'on voit bien, sur certaines vidéos, ce que ses interventions ont de fatigué, et d'autres, sans doute, le remarquèrent et lui firent la remarque. Il s'observa et vit qu'en effet, derrière phrases et phrases, valeurs, slogans, il n'y avait plus rien. Il n'eut plus de convictions, le cynisme ne l'emportait pas. Il calculait et n'espérait rien, à peine conserver son siège. Il accueillait les nouvelles ; il débattait, de moins en moins ; il lisait les chiffres, des journaux.

Son esprit secrétait une chose nouvelle, qui relèverait de la politique si la politique désignait l'ensemble des manœuvres qui ont pour but de se procurer et de conserver le pouvoir, un goût qui considérait la politique comme une somme d'idée, de pions ou jetons, de manœuvres, auxquels s'ajoutaient chance et circonstances (le contexte), à hélice, à balancier, à double et triple tiroir, dont les joies qu'il tirait était ses seules joies, intellectuelles et fines, subtiles à mesure qu'elles devenaient vicieuses, et ne portant plus sur le bien ni l'efficace, pas même sur une quelconque et introuvable beauté de la politique, se résumant à compter les billes à parier, le désir d'assister à des spectacles qui n'avaient rien que de réjouissant.

79. Pesée des coeurs.

Et à la pesée des cœurs, que présenteras-tu ?

à garder ??

Entendons-nous. Il ne s'agit pas pour moi de séparer le bon grain des hommes sincères (la sincérité qui vaut mieux que l'honnêteté) et compétents de l'ivraie des piliers d'assemblée et de restaurant d'assemblée. Ma propre compétence est douteuse, mon avis vaut tous les avis. Seulement, certains ont œuvré, et je m'excuse de l'énormité que je m'apprête à écrire, pour le bien.

78. Première.

Je l'avais remarqué, la première fois, à une soirée électorale (des municipales, je pense). Pour son parti et ses alliés, c'avait été une branlée. Telles villes n'avaient pas versé à droite, cependant. Deux discours s'opposaient donc ce soir-là. Notre victoire est incontestable et vous payez votre incompétence ; Vous n'avez qu'une semi-victoire dont la dimension nationale n'existe pas. C'était, de part et d'autre, arrogance certes, mais aussi certitude, fatuité, leçons de morale, bête constat (de ces constats et analyses d'autant plus utiles qu'ils sont décidés avant les résultats, que rien ne peut faire varier ni, en somme contrarier), leçons encore, vérités platement ou insolemment dites. Il y avait un petit garçon au milieu. Il n'était pas moins propre, élégant, distingué et cravaté que ses amis. Mais il ne parlait pas. Son regard se perdait vers les barres de couleur et se brouillait.

Il avait parlé simplement. C'était une défaite, par endroits une défaite terrible. Il avait dit sa tristesse. On avait été injuste avec le gouvernement. Il ne pouvait que vérifier son impuissance et s'en désoler. Fallait-il le prendre dans ses bras pour le réconforter ou l'envoyer, avec une paire de claques dans sa chambre ? I

jeudi 18 mars 2010

77. JQ-M.

Je ne l'ai jamais rencontré. D'ailleurs, les manuels que j'avais lus ne mentionnaient pas son nom, il intervenait peu. Sa présence même était néfaste et il n'avait pas besoin d'agir. Surtout, qu'aurais-je à lui dire ? Rien ne pouvait intéresser en lui, et s'il y avait un mystère Marin, comme eût titré un hebdomadaire, des questions de journalistes ne l'auraient exploré. « Pourquoi existez-vous ? » : je n'aurais pas osé.

C'était une rentrée à l'Assemblée (Julien racontait). Il lui apparut et ils se plurent (sans doute pas sur un mode amoureux, mais chacun trouvait que l'autre faisait bien) et sans même transcender les clivages partisans, ils deviendraient camarades.

76. Pierre-ciseau-feuille.

Un jeu de pierre/ciseau/feuille se jouait à l'Assemblée et, sans doute, ailleurs que là-bas et que dans nos conversations. La raison offrait et déroulait de subtils discours, que l'ironie accueillait, et que les sarcasmes accueillaient, à quoi rien ne résiste. La candeur (que les spécialistes ne pardonnent pas) ne voit pas même les sarcasmes.

mercredi 17 mars 2010

Marin 4.

Au fond qu'il devait atteindre, un grand trou l'avait aspiré. Et il était devenu indifférent aux choses. Il ne leur prêtait plus attention. Il avait voulu se justifier, c'était par esprit de sérieux, parce que seuls les grands problèmes pouvaient le concerner, que rien d'accessoire n'entrait dans sa vie, et la liste des grands problèmes s'épuisait. Il ne se justifiait pas, il n'en voyait pas l'intérêt. Il voulut regretter de ne pas regretter et n'y parvint pas. Joies et malheurs ne le concernaient plus, non qu'il y fût indifférent, mais que rien dans sa vie n'offrait de joies ni de malheurs. L'élégance, le sourire généreux, l'affabilité et le charme de la conversation ne révélaient rien. Il faisait ce qu'il avait fait dix ans durant, indifférent.

0.

Les géants, les grands, l'Histoire et ses pages qui se tournent... et puis ?

mardi 16 mars 2010

75. Mainque.

Il n'était qu'intelligent.

Il avait été un brillant dialecticien. Il avait critiqué ses maîtres et une fois la machine mise en marche, jeune aventurier ouvrant boutique, s'était installé, avec élégance, dans le conformisme. Son système réformé tournait, avec une intelligence dont on ne pouvait douter, roulaient huiles et rouages. Il avait pensé une fois dans sa vie, entre vingt-huit et trente ans et s'était contenté, pour le restant d'une vie à écrire, d'être intelligent. Continuons : il avait monté la pente, une fois, avait roulé une vie durant. Il dévidait son système. C'était des livres, des conseils aux puissants, des entretiens renouvelés, son rond de serviette dans chaque matinale, aux spéciales croissance, crise, emploi, chômage.

Il n'avait qu'une idée : la mondialisation heureuse. Son idée triomphait, son idée chantée par toute la terre. Il répétait son idée.

Passons sur mille événements négligeables à ses yeux, et qui eussent dû le contraindre à la nuance. Un revers de main accueillait le tout. La mondialisation heureuse.

La crise faisait trembler le monde, et les maîtres du monde, non point Mainque. Ce que révélait la crise, moins les défauts ou les inconvénients que les vices premiers d'un système, de son système, le capitalisme financier, la dérégulation, le désengagement, et qui aurait dû l'inciter à la modestie ou, plus franchement, au silence, il l'accueillait, encore, d'un revers de main. La mondialisation n'avait pas abouti. Il fallait poursuivre le mouvement, déréguler, ouvrir, vendre. La folie est une forme d'intelligence, dont les seules prémisses, peut-être, sont fausses. Le sol était perdu de vue, depuis longtemps, mais le système tenait. Il ne cessait pas d'être intelligent, il devenait seulement poète.

Répétons-le : il n'entrait pas dans un système de causes. Il n'était qu'un symptôme.

74. Daumas.

Rien n'expliquait la place de Daumas dans la vie publique, ses inévidents talents, ses réseaux de notables, qu'il entretenait, dont il tirait peu, sa connaissance des grands. Il avait été ministre de la Justice ou de l'Intérieur. Il n'était pas convié aux débats, qu'il n'aurait peut-être pas compris, mais où il n'aurait pas été nul. L'adversaire aurait été embarrassé, ne comprenant pas un adversaire aux pensées épuisées, aux sarcasmes terribles, qu'une supériorité terne rendait antipathique, non méprisable. Il ne l'était pas, ni mesquin, sot, fat, ni brillant, ni intelligent, pas même utile. Une particule, un nom, éclaireraient tout : c'était une fin de race. Il se décomposait, encore, depuis deux-cents ans et depuis mille ans, son orgueil paraissait dans le demi-jour. Mais il ne venait pas même de la petite-bourgeoisie, parents vendeurs, ou professeurs, ou petits employés. C'était le fond de l'affaire, il n'était pas médiocre. De l'ombre, des bruns dédorés qui ne parviennent pas à être ternes, ou tristes, lumineux par moments, de rayons tout juste cuivre, se détachent les hommes de Rembrandt, et Daumas. Il aime les dorures salies, la patine, l'ombre et les bougies dans l'ombre, le pouvoir qu'il aime et convoite, qu'il n'a pas lâché depuis sept mille ans.

(à insérer ? Pareillement, il avait été professeur. Son cours était inévitable. Il avait une thèse, mais de quoi ? De droit romain ? De plates compilations occupaient des fonds d'étagères. Il n'organisait rien, ne participait à rien. Il faisait partie des meubles politiques et des meubles de la Faculté, et n'était pas, je le répète, à mépriser. Personne ne pensait qu'il était un imposteur, que la chance ou les amitiés l'avaient conduit là. C'était une vertu, moins et plus qu'un privilège : un droit secret.)

lundi 15 mars 2010

73. Marin/Queuille (portraits croisés 2/2).

Disons-le, ce qui séparait Marin de Julien Queuille sépare aussi le bien du mal. La volonté de bien faire, les scrupules, l'inquiétude, le souci de s'empêcher, la retenue, les remords de l'un, l'inquiétude aussi, mais le calme du désintérêt, la mauvaise conscience, la paresse, la certitude que tout passe (et tout passe, en effet), l'égoïsme qui prend tous les visages, de Marin. Des convictions dont on doute à chaque instant ; une absence de conviction que des mots, les plus beaux, mais qui ne sont jamais les mêmes, emplissent tour à tour. Marin ne regrettait rien (nous ne disons cependant pas que les regrets, les scrupules, et la souffrance de manière générale, la honte, séparent le bien du mal, puisqu'il s'étend sur tout, ni même que le désintérêt n'en éloigne pas. Nuage, ou continent, trou oublié, poches trouées, tout y ramène, beaucoup pensent s'absoudre par la souffrance, et parce qu'ils souffrent, refusent de scruter leur cœur, et boivent leur honte, et diront beaucoup, succomberont. Mais le bien fait sans le savoir n'est pas plus une excuse. Rien ne lui échappe, sinon la volonté et l'inquiétude liée à cette volonté, de lui échapper.) passait, s'excusait avec un sourire. Il n'était pas nocif mais tiède, cherchait une explication (un prétexte) à son existence. Et sa tiédeur menaçait toute chose, les projets de loi de Julien résistaient mal, tout était vain, risqué, inutile, trop ambitieux, et Marin, attaquant le président Queuille, n'en révélait pas les failles, les manques (les lois étaient parfois décevantes), mais frappait à l'estomac : pourquoi cette agitation.

Ce qui les séparait fait aussi que l'un l'emporte toujours sur l'autre, pour un résultat presque nul, pour une victoire que la disparition de l'adversaire, à considérer ce qui nous reste, ne justifie pas.

Julien aimait le travail bien fait. Est-ce à dire que quelque chose subsistait toujours ? J'aimerais le croire.

dimanche 14 mars 2010

72. Marin/Queuille (portraits croisés 1/2).

Le lecteur a compris ma pensée. Il est difficile de dire ce qu'était Marin, sinon en le comparant à Julien Queuille. Ils étaient beaux, mais leur beauté ne surprenaient pas. Elle relevait presque de la politesse, d'un souci de bien présenter que des traits désagréables, trop fins, des muscles, qu'un regard trop franc, un feu ou un manque d'aisance, une main trop vite tendue eussent contrarié. C'était la beauté d'un commandant de bord : on l'oubliait, aussitôt rassuré. Ils aimaient le travail bien fait. Ils avaient le même âge, l'un avait milité, par hasard, dans un parti de centre-gauche, et l'autre, pareillement, dans un parti de centre-droit. Ajoutons l'inévitable liste de films, d'artistes, d'hommes et de femmes politiques aimés ou pas. Sans doute qu'ils avaient en commun une ambition raisonnable, une certaine assurance, quelques certitudes, des plans, listes de noms, projets. Quand l'un resta trois ans au pouvoir, l'autre fut parlementaire (député puis, ce qui correspondit à sa personnalité, sénateur) cinquante ans, mais il ne disparut pas moins étonnamment de la vie politique. Depuis dix ans, il médite, ou ne médite pas, dans une grande demeure.

71. Marin 3.

Entendons-nous. Il n'était pas laid, ni beau. Mais dire qu'il n'était ni laid ni beau est également faux, qu'il est insignifiant aussi. Seulement, on eût couché avec lui un soir de désœuvrement, après une bière et, peut-être même sans, sans même le regretter. Son corps nu le lendemain, pas même musclé, mince, sans doute, n'étant rien que l'occasion de se vêtir, d'ouvrir la porte, de le quitter – et d'oublier.

On l'eût revu des années plus tard, une irritation qui ne parvient pas à indisposer. On ne regrettait rien, si ce n'est, sans doute cette tiédeur, cette absence de regret comme de désir. On eût considéré, de nouveau, la blanche chemise, l'absence de cravate, l'élégance discrète, se dire que rien n'était que la bête satisfaction, le mouais, le moyen plus, le pourquoi pas qui pouvaient être à quoi bon ?, et alors, basculer dans à peine plus que le néant (et le néant et la misère auraient consolé) et que ce basculement nous eût indifféré. Et rien n'aurait séparé coucher avec et ne pas coucher avec, sinon le sourire en coin qui n'était le signe de victoire ni de rien.

Aussi, je me suis trompé en disant que tout s'équilibrait en lui. Il n'était pas absent à tout. Il était content. Le bien et le juste, l'efficace l'emportaient, il n'avait pas perdu son siège de député, et n'obtiendrait jamais 52% des voix. Ce qu'il gagnait rendait le principe du combat vain. Il était le surplus inutile. Dieu le contemplait, ne pensait pas à noyer le monde dans une pluie de feu, mais pensait, songeur, à ce que signifiait la Création.

70. Marin 2.

Il n'était pas à proprement parler insincère.
Seulement la vérité, ou l'absence de vérité n'avait pas de valeur pour lui. De la même manière, le vrai et le faux, le juste et l'injuste, l'efficace et l'inefficace, et, nous le supposions, le bon et le mauvais, se faisaient échec. Ils ne se compensaient pas, ni ne s'équilibraient. Ils s'affrontaient à peine, ou des bataillons fantômes tranchaient le vide, moulinaient, ne tuaient rien, n'étaient jamais défaits. La lune paraissait au loin. Rien n'avait eu lieu.

Il avait de beaux costumes, sobres, une chemise blanche, un pantalon noir, et une veste brune (je me souviens de celui-là), et si personne parmi les députés n'eût pensé à assembler ce pantalon et cette veste, et oublier la cravate, sans toutefois ôter le premier bouton, il l'avait fait et, en le voyant, je n'avais pas eu le temps d'être choqué que j'aimais le noir, la tache blanche et les rebords bruns, clairs ou sombres selon qu'il levait le bras ou le laissait reposer, près du corps.

69. Marin.

Marin n'est pas Monsieur Ouine, ni même l'homme des Carnets du sous-sol.

mardi 9 mars 2010

68. La Délivrance. Début 5.

J'oubliais : c'était il y a trente ans, et si je me rappelle ce que furent ces entretiens pour moi, leur intérêt, sa passion lorsqu'il parlait, ce qui me fascinait, que je m'appropriais, ce dont une vie ne suffira pas pour me défaire (et qui reviendrait à me défaire de moi), je ne pourrai les reconstituer. Je répugne à inventer des dialogues que je présenterais comme vrais ou, pire que je jugerais vraisemblables, conformes à mon souvenir, à tel enregistrement retrouvé opportunément (le fait même de le retrouver eût été l'origine voire le commencement de ces Souvenirs). Il n'y aura pas de dialogues. Je me souviens de phrases, de bouts de raisonnements. C'est toujours le morceau brillant, l'étonnant paradoxe qui a survécu et je m'en désole.

Je ne pourrai évoquer sans la trahir sa chaleur et son intelligence.
Mon honnêteté sera l'hommage que je rendrai à la sienne.

67. Couture (à virer plus tard).

Qu'attendais-je de cette première visite. Je l'ai dit, de quoi nourrir mes œuvres et mon cœur. J'avais été surpris pour une raison fort simple. Il ne répondait pas de bonne grâce à mes questions, il me disait ce que je savais déjà et que j'attendais. Je n'avais pas prévu qu'il me demande de parler de moi, et ne le visitais pas pour amitié. J'étais réticent, et n'avais rien à dire. Il se fâchait.

Il fut un ami et plus que cela, un ami sincère.

De quoi avons-nous parlé sinon de goûts, (de souvenirs) et de projets.
Nous avons parlé une heure.

La discussion roulait sur la cuisson du canard. [refaire]

Il me reconduisait à présent. Nous nous serrons la main jusqu'à ce qu'enfin, tremblant, je lui demande. Il ne savait pas. Je pensais que le soulagement venait allumer ses yeux, et c'était la reconnaissance.

lundi 8 mars 2010

66. Son coeur.

Il était un analyste passionnant. L'écouter me faisait entrer dans un système de causes et de conséquences heureux. Tout s'expliquait, se tenait. Les évidences s'imposaient à moi. Poulies, cornues, architectures, rouages : tout marchait, roulait. Le système avait aussi ses double-tiroirs et ses faux miroirs (ses alambics à torsade, si l'on veut, ses secrets mécanismes). Une boutade ou une déclaration à l'emporte-pièce me décontenançait. Il écartait d'un revers de mains certaines évidences, se jetait en d'autres : il allait haut. Je me révoltais, j'étais séduit. Paradoxes et banalités passaient. Tout s'expliquait. Une concession devenait lumineuse.

Il ne parlait plus. Je sortais alors d'un rêve. Je n'aurais pas plus répété (même imparfaitement) ce qu'il venait de dire que reconstruit ce qu'il levait de manière si virtuose. Une formule restait, dont je comprenais la saveur paradoxale, sans pouvoir l'expliquer ni la contester. Une vérité qu'un quart d'heure transforme en charmant souvenir, en aphorisme, en bon mot (sarcastique, faussement ingénu ?) n'est plus une vérité.

Mes objections ne résistaient pas au revers de sa main, mais je commençait à comprendre. Je savais où le menaient ses marottes. Surtout, je compris qu'il analysait moins la France et le monde que lui même. Les vérités bien senties (et leur demi-sourire), les impeccables chaînes de donc, de bien que qu'un jeu de mot concluait, l'inquiétude du raisonnement, janséniste, histrion, secret : ce n'était pas le monde, mais Julien.

65.

Son tableau de la France de 20** était accablant. Personne n'échappait à ses terribles jugements. N'étaient que les médiocres et les ambitieux (lesquels, la plupart du temps, étaient médiocres par ailleurs). Il ne dit pas, comme d'autres, que la femme (la putain) nommée France attendait d'être prise. Elle n'était pas la cocotte, mais la spectatrice qui regardait les cocottes passer. Julien en fut une. Il était nouveau au spectacle de la politique. Il n'était pas ce que la France attendait, mais un nouveau divertissement, avait le charme de l'inédit et les séductions de l'ancien, ou plutôt de ce qui n'a pas d'âge. Il fut de passage (la métaphore nuptiale réapparaissait, mais s'il n'était pas rare de voir un président en vainqueur, du moins en soupirant, Julien jouait encore la nouveauté en se présentant comme cocu, en cocu qui se voulait sublime et qui, comme tout cocu était souffrance, humiliation) et ne fut pas conservé. Ses deux ans lui valurent quelques lignes dans une encyclopédie en vingt volumes, et sans se soucier de gloire, ne désirant que la justice, il y avait là de quoi être mécontent.

64. Qui êtes-vous JQ ?

Il y eut l'époque des professionnels de la politique.
Grandes écoles, nombreuses et fidèles et solides amitiés, langue puissante (et creuse) que l'on attendait et qui ne décevait jamais. Il y avait des variétés, et chaque amateur de spécialités pouvait en avoir pour son argent : avec moi, vous aurez tout et son envers soyons grands ensemble les je viens du peuple, les militants depuis vingt ans, les sincères et les experts, qui se cumulaient rarement. Les j'y crois, les asseyez-vous, les retroussez-vous les manches. Progressant par mélange, par bouture, par catalyse : cynisme était le solvant. Cornue patriote s'emplissait de tout. Sincère se mêlait sans fin. Et les volutes de verre, et républicain, démocrate, touchaient les rebords. De gauche était une poudre dont l'abus n'était pas proscrit. De droite, plus volatil. Emplois dangereux et subtils de nation, patrie. « Le tout c'est de ne pas faire de mélange » était une belle vérité qu'on entendit souvent.

Il y eut ceux qui n'était pas fait pour ça (on la leur faisait pas). Le bon sens (gros sel) triomphait de tout. Ils étaient beaux gosses ou mère de famille. Ils triomphèrent. Ils vieillissaient et parlaient vert. On s'étonnait et on les croyait encore (un ennemi était toujours disponible pour expliquer tel ou tel échec). Ils échouaient et devenaient vulgaires. On s'en lassa. Ils déçurent plus encore que leurs aînés.

Julien arrive en ce point qui n'est pas un retour au point de départ, pas le lieu d'une quelconque dialectique, pas la fin d'un cycle. Il n'était pas discret, pas moins ambitieux ni compétent. Seulement, il présentait bien. Mettre une cravate, aimer le travail bien fait, être sincère lui était naturel. Il présentait bien. Sa beauté rassurait. Rien n'écrasait, ni ne dépassait. Il était honnête et ne le disait pas. Ses maladresses l'empêchaient d'être lisse, et ses colères, des avis parfois surprenants, un point d'équilibre que l'on peinait à trouver, qui existait pourtant (il ne le savait pas) où buttaient désirs, bonne volonté, honnêteté, impatience, laisser-aller, affabilité, si bien qu'aux yeux de n'importe qui, quand il devint président, n'étaient ni le militant, ni le diplomate (parfois) brillant, ni le parfais ignorant qu'il était parfois, l'homme dont le souci de justice l'emportait sur tout, mais le fils de bonne famille qui coïncidait avec le bon gars.

jeudi 4 mars 2010

63. Premier dialogue 2.

Je n'ai pas été étonné.

Voici ce qui me déconcerte à présent. Julien Queuille et Julien ne se distinguaient pas, je l'ai dit. Je découvris qui je connaissais déjà (que je n'aurais pas cherché si je ne connaissais pas). Il m'était clair, dans son inquiétude, dans la mare où il ne noyait encore. Rien n'était surprenant : ses poses ni ses convictions, ni ce qu'il allait dire et qu'il disait. Il ne prêchait certes pas la transparence, sa fiancée avait été plus que discrète. Les photographes s'ennuyaient. Il ne montrait rien parce qu'il n'avait rien à montrer. C'était un homme secret. Il donnait un sens précis à ce secret, le même sens qu'il donnait à sa jeunesse : Tout cela n'a aucune importance.

Qu’est-ce qu’un homme enfin ? Un métier (entrain inégal), une somme de goûts, qualités et défauts à donner par deux, par trois, s'équilibrant (dont le résultat reste indifféremment, zéro), la somme de ce qui nous plaît, que tout conditionne et qui ne révèle rien ? Il était las de bières accompagnant le repas, de livres de, de pluie au soir et de vent dans les feuilles, tel déplaisir, des tièdes mouvements dont pensées, impressions, désirs sont les noms dans les conversations, qui versaient dans l'indistinction (liquide froid, sombre, emplit nos cœurs) et qui les faisaient hommes, rien de plus (nous désirions plus). Il était secret. Le secret n'immunisait pas contre plat de frites et dernier film de, chemises, cravates, motifs floraux (comme le verrou à la porte indique ce qui s'y fait, derrière) mais était une décence et une marque de bon goût. L'amitié ôtait ce scrupule. Elle rendait possibles bières et cravates.

Nous pouvons y aller : parlons de moi, goûts, projets : livre de, disque de. Parlons. Devenons amis.

mercredi 3 mars 2010

62. Premier dialogue 1.

Nous nous promenons longuement, le long des quais. Pour l'instant, il ne m'est guère permis de le voir sans penser à ce qu'il fut. Il n'y a pas Julien et Julien Queuille.

Une semaine auparavant, je sonnais à sa porte. Rien ne m'avait surpris en le voyant. C'était sa voix, le plain-chant qu'il travaillait, la basse-taille, lui, interdit, la voix creusée et le fil de voix lorsqu'il était désemparé et le reconnaissait. C'était ses mouvements de bras, les yeux, le bras restant droit. Il ne m'était pas étranger et je savais quoi dire, ce qui l'aurait contrarié. J'amenais les sujets de conversations qui ne me décevraient pas. J'avais lu des entretiens, connaissais ses goûts, les questions triomphaient de difficultés que je créais, qui n'étaient rien pour qui savait la réponse (or, il ne changeait pas d'avis, il pensait plutôt qu'avoir un avis sur ces questions-là ne présentait pas d'intérêt). C'était de fausses conversations qu'avaient de faux interlocuteurs. Je ne le compris pas immédiatement. Ce défaut était alors inédit pour moi : je ne parlais pas de moi. C'était une joie commune de s'intéresser à lui. Nos conversations n'en étaient pas, roulaient sur si peu de choses que je n'ose m'en souvenir.

Un « et vous ? » me glaça. Je n'étais rien. Je devais le laisser parler. J'étais encore jeune, journaliste, ou chroniqueur, ou essayiste, et j'écoutais. Mais il ne me nourrissait pas. Je pensais à ce qu'il me disait. Voilà peu de choses. Je dus ne plus être journaliste, ou thésard, ou essayiste.

mardi 2 mars 2010

61. Un discours prononcé au-dessus des nuages.

On lui reprochait d'être : supérieur, loin du réel, du terrain, dans sa bulle, sa tour d'ivoire, éloignés des préoccupation des Français, abstrait, absent... ce n'est pas que les reproches étaient injustifiés. Ils étaient mal formulés. Les rapports venant du terrain venaient par wagons, étaient lus avec attention. Ce que pensaient les Français l'intéressait, pour des raisons électorales, à n'en pas douter, mais aussi sincèrement, non pour plaire, par goût du travail bien fait.

Il n'était pas supérieur, mais élevé. Avec une condescendance qu'il prenait, comme chacun la prenait, pour de la bienveillance, sur les hauteurs, sur les nuages et plus haut que les nuages, il contemplait, avec attention (une inquiétude qui savait être discrète), satisfaction (plutôt, la tranquillité, une météo satisfaisante pour la semaine à venir), avec un contentement qu'il ne dissimulait pas, son pays. Il n'avait pas quitté le terrain pour un manoir, un;e semaine en bateau (la bulle, etc.) : il le surplombait. Il était invisible, trop haut, et non absent. La tour d'ivoire lui permettait de voir plus loin. Bien sûr, les mocassins se crottaient peu. Dire qu'à ses yeux (on l'a dit) le réel était une série de colonnes, sur lesquelles passaient chiffres positifs et négatifs, taux, variations ; articles et conférences de presse ; est, je le pense toujours, injuste.

Une merveilleuse mécanique avait ses rouages, ses anneaux, ses doubles hélices. Hélices et aiguilles tournaient : il s'en satisfaisait ; grinçaient et il s'inquiétait ; allaient un train trop lent, il intervenait, reprenaient leur amble ; tournaient et cliquetaient, et cela était bel et bon.

Plutôt que compétent, il était efficace.
Les divers taux montaient ou baissaient selon ce qu'il désirait.

Puis il parlait à la France. C'était alors confiance, sérénité, attention ; nous veillons à ce que ; nos efforts se portent ; veillons ; j'entends que. La nourriture rassasiait peu. Une heure plus tard, le ronron reprenait. C'était sans doute le reproche le plus juste : rien n'était faux, malhonnête dans ces interventions, tout semblait correct, mais abstrait, faussement concerné.

C'était, comme à son habitude, un discours prononcé au-dessus des nuages.

Il n'était pas Dieu et s'il était Dieu, ce n'était pas Jésus dont le manteau gonfle et fonce, Jésus aux oliviers, sur son ânesse ; Dieu amoureux, courroucé ; Mahomet sabre au poing, délivrant les vérités ; les monstres à bras et à griffes ; le sourire du prince qui, n'étant plus rien, les surpassait tous. Il était l'Horloger. C'était un ronron d'horloge.

lundi 1 mars 2010

60. GF

Une main a touché l'autre, qui repose sur une canne. Il ne va plus sans elle, ni sans le jeune élu, dont l'épaule accueille la main, et le bras, et cent trente kilos de puissance. La hanche, paraît-il, le fait souffrir. Sans doute est-ce pour cela que les jambes ont maigri, que la peau, quand il n'est pas maquillé, est rose et blanche, par plaques, que les cheveux deviennent rares, ces derniers temps, que les os cassent. Chacun sait que la douleur ne le quitte plus. Comme autrefois, on l'aime excessivement, on le méprise. Il le mérite. On ne parvient toujours pas à s'émouvoir. Les douleurs ne diminueront pas. Jusqu'au cimetière, il démentira et personne ne sera ému, ne l'aimera ni ne le méprisera moins.

À y regarder, les mains ne s'appuient pas sur la canne, mais la tiennent, et deux, trois doigts, maigres et fermes, sont une serre. La main ne lâchera pas, ni la paume l'autre paume.

Il est en colère, abruti, narquois, surpris, heureux, méfiant. Il a tous les visages. Il n'en change pas selon les circonstances, il n'est pas plus acteur qu'insincère, les portant successivement, cabotinant toujours, au-dessus de tout, portant la moue comme le sourire et l'indignation, puisqu'il n'y a pas de nouvelle ni d'idée qu'il ne puisse accueillir sans colère, sarcasme, et satisfaction. La surprise, pourtant, n'est jamais vraie : un dieu a du courroux et de la joie. Ses adversaires luttent-ils inutilement : il est agacé ; un ami gagne-t-il tel poste : il est satisfait, et sourit avec condescendance. Il n'est pas surpris.

Il aura tout connu, si ce n'est la mélancolie. Personne n'a plus d'arrogance. Il ne regrettera rien, n'aura peur de rien, peut-être de la mort, dont il parle, par bravade, en philosophe, par le scandale et l'humour, dont il parle comme il parle de tout, à laquelle il pense, et qu'elle prendra debout, main sur le pommeau, main sur la main, bouche ouverte, regard agacé, peut-être satisfait.

Aussitôt qu'il parle, il ne peut que s'égarer. Le voilà quittant la mairie où il a tenu un discours socialiste. Il monte en voiture, il est libéral. Il quitte le centre culturel, inauguré, et lâche une citation de Mao, De Gaulle, Lénine, Malraux, qui n'a qu'une interprétation, keynésienne. Là, il parle d'Israël, de la Palestine. Il y aura un procès qu'il gagnera. La tirade parle de nouveau la langue socialiste, il s'y ennuie aussitôt et scandalise. Il tonne devant les grands-mères du premier rang, radieuses. Une vanne raciste, un procès, un appel, une relaxe, un procès, un pourvoi. Il est édile, il s'enivre et contente ceux qui jouissent de se scandaliser. Personne n'est si imbécile, courageux, fanfaron, puissant.

Son accent est moins feint que ses colères.

Il est dans le fauteuil des tribuns. Les mains se nouent à la canne, qu'il prend à la main. Il mouline, montre un ennemi qu'il noie d'insultes, et sa région.