jeudi 25 février 2010

59. La bonde.

I. Il aurait pu comprendre au lycée (non pas à la lecture de Pascal) en écoutant ses camarades. Certaines se disaient romantiques puis rosissaient, d'autres sportifs, puéricultrices, écrivains, Marocains, Italiens, scientifiques, chrétiens, etc.

Il comprit sans doute en écoutant des amis parler politique. Certains étaient communistes et c'était leur vie. Plus nombreux encore, ceux de gauche, s'en seraient contentés leur vie durant. Certains raffinaient la chose : libéral, libertaire, libertin.

Être homme, avait-il lu, s'accompagnait moins de souffrance ou d'ennui que d'angoisse. Il fallait expliquer pourquoi nous étions là, et comme aucune explication disponible ne satisfaisait, vide, ardeur, fébrilité, peur nous revenaient. Il avait pourtant du mal à concilier l'éternité de ces vérités (l'angoisse de chaque homme) et la solitude, l'angoisse, qu'il ressentait, seul, pensait-il.

Chaque fois qu'un tel cas se présente, ce n'est pas la théorie que l'on modifie, mais les faits, nouvellement perçus ou interprétés, pour mieux s'inscrire dans la théorie (qui les a peut-être oubliés et se contente de quelques exemples, accompagnés de paradigmatiques, révélateurs, symptomatiques, etc.), parler concept. La théorie varia peu.

Donc, l'existence est nécessairement vécue avec angoisse. Ceux qui ne l'éprouvent pas ne le peuvent pas, et en fin de compte, ils sont rares à ne pas pouvoir. Quelque chose sans fond attend d'être comblé. On le fait de bien des façons : alcool, drogues (solutions pratiques en cela qu'elles devenaient problèmes et se substituaient au vrai problème, et que dettes, dépendance, cirrhose détournaient du seul problème se posant, le vide aspirant -étant- tout) ; travail, études qui abrutissent ; famille ; amitiés, honneurs, pouvoir, responsabilités. Peu étaient glorieuses (le désir de gloire comblait aussi le puits), peu œuvraient au bien (tout moyen, Julien le comprenait, devait valoir pour tous, et qu'il ne valait plus si tout le monde ne s'en servait pas, et l'on pouvait tuer ou opprimer si tuer ou opprimer comblait le puits – et le bien comblait le puits – formuler l'existence du puits comblait le puits – formuler même – penser – comblait le puits) peu convenaient puisque chacun, même sans angoisse, souffrait.

Certain moyen, qui n'était pas le plus immédiatement criminel, lui semblait le plus minable : choisir un mot (par héritage, par choix, chaque fois par hasard) et lui vouer son existence, ne plus faire que coïncider avec lui, dans chacune de ses actions, s'en repaître, jouir de s'en envelopper et s'en envelopper toujours plus : je suis cela. Je suis de gauche, pense de gauche, vit de gauche, et a des amis et une famille de gauche. Je mange, m'habille, milite, écoute, boit, suis enfin juif, marocain, corse, homosexuel, noir, femme.

Des vies se gâchent chaque jour à coïncer avec une image décidée vingt ans auparavant, et qui donne moins sens qu'elle empêche la possibilité de tout sens.

II. Il était maussade : opéra, livres, films, expositions, le « musée humain » qu'il devenait ne le séduisait pas. Aucun centre n'organisait ce qui ne rassasiait pas. Cohérence, projet, démarche n'étaient pas pour lui. Rien ne suivait l'universel « je suis » sinon « cultivé » qui est la dernière des misères. La disparate ne menaçait pas moins que le vide et n'était la réponse à rien. Tableau, pièces, romans, disques se succédaient et ne faisaient que se succéder. Il s'encombrait mais oubliait, se délestait du foutoir vu, entendu.

Dieu n'avait pas prévu de bonde pour Julien.

Il n'était pas même artiste et aucun filtre, aucune « lentille » à sa vue n'expliquaient, ne séparaient (même pas le mesquin filtre qu'est le goût, que sont les marottes, les obsessions, le désir de retrouver telle sensation perdue d'enfance, tel désir sexuel, les ressassements). Il était tiède. Il était au spectacle et voyaient passer peintres et danseurs.

Il ne désespéra pas. D'abord ce n'était pas son tempérament, lui qu'une bière réjouissait. Il eut une idée fort sage et une telle sagesse, si elle s'était reproduite, eût (nous voulons le croire) évité le désastre. Il ne chercha pas à boucher puits et abîmes, mais à se désennuyer et à s'occuper. Il prit sa carte au PSD.

[spéciale dédicace à qui j'ai pillé].

mardi 23 février 2010

58. Voilà.

Il trouvait sa jeunesse « bête » et n'en parlait pas. Elle était bête comme toutes le sont et il savait qu'elle n'avait d'intérêt que pour lui.

Son éducation fut soignée, il venait de la bourgeoisie lyonnaise. Il eut des amis et des parents aimants. Son enfance fut calme, comme son adolescence. Ses découvertes et ses déceptions se mesurèrent à l'aune des découvertes et des déceptions d'autres adolescents. Il sut ce qu'était l'amour et la douleur, il écouta des disques, lut des livres, se promena, alla au cinéma, en soirée, en vacances.

A dix-huit ans, sachant lire et écrire, raisonnablement déniaisé par la vie, il s'en fut à la faculté. Il apprit des choses, passa examens et concours. L'emploi qu'il obtint correspondait à ses vœux. Il fut honnête et compétent dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée.

Voilà pour ce qui est de la vie de Julien jusqu'à ses vingt-six ans.

57. Oignon.

Le monde était-il autre chose qu’un oignon, la pelure qui se dévide jusqu’à ne révéler aucun secret, n’étant que la somme des pelures, sans entrailles autres que cet oignon ?

Retrouver original (Foucault).

56. Coupé.

Je le répète, il était honnête. Il ne mentait pas et ne cédait pas au travers de parler et de ne rien dire, sinon que tout allait bien, irait bien (sauf dans le cas où l'ennemi l'emportait : où tout serait incertain et irait plus mal). Ce qui est mesquin lui était étranger. Un revers de main écartait tout.

Donnons raison aux abrutis : en effet, il était dans son monde, coupé du réel.

Ce n'est pas qu'il passait sous de hauts plafonds et s'enfonçait en de beaux fauteuils. Il lisait des rapports, consultait spécialistes et penseurs, s'entretenait avec ses députés, mais il aimait l'harmonie des cadences, même si, toutefois, ou bien (soit que !), à la fois...

Écoutons encore les abrutis : il se prit le réel dans la gueule.

55. La messe et la posologie.

Je relis quelques verbatim :

S'il est vrai que la seule norme fut longtemps mâle, blanche, hétérosexuelle, lorsque cette domination eut cessé, du moins dans la loi, les réactions à cette domination continuèrent. En réaction au racisme, on avait inventé le racisme positif. Le pédé si femelle se voulait gentil, artiste ; la femme était toute de sensibilité ; le nègre disparaissait (le nègre inintelligent, réduit à son seul corps) mais le black avait le rythme dans la peau, parlait black, s'habillait black. Le racisme positif s'explique par le racisme, et le racisme s'excuse (indignement) par le racisme positif. Ils devront disparaître tous deux.

Il dit nous ne résumerons pas un problème à sa dimension sociale, ni même géographique. La question qui nous est posée est aussi culturelle. Il dit ensuite ce que nous exigeons de nous-mêmes, nous l'exigerons de tous. Il aurait pu dire nous ne cèderons ni à l'illusion communautaire, ni même à l'illusion sécuritaire. Chaque soir, et pendant quatre ans, le soleil se levait : force et suave, éclatait à l'usage des paroisses. Les lèvres s'entrouvraient, on oubliait les lèvres. Il dispensait bonté, vérité. Le mal cadencé, balancé, réduit à la plus élémentaire alternative (dont aucun des membres n'existait, qu'il créait et que l'on savait qu'il créait), dialectiquement posé et résolu n'était plus le mal. Les lèpres disparaissaient.

Ajoutons aux vérités qui sonnaient : Nous les avons maltraités et trop bien traités, nous étions trop complaisants pour des persécuteurs. Nous maintenions l'équilibre. Le rompre une fois, c'eût été gagner.

Le jour paraissait.

Il était la messe et la posologie.

Ceux qui nous insultent pourraient être détrompés chaque matin et le refusent. Ils se félicitent d'être dans l'erreur. Ils ne comprennent pas (donc ne tolèrent pas) les ruades, les embardés de chaque jour. Ils sont furieux d'un réel indocile qui les déjoue. Ce n'est pas nous qu'ils haïssent, mais d'être désarçonnés. Ce réel qui les dément, et nous qui répétons ces démentis : nous ne pouvons pas être tolérés. Les coupables dont ils sont friands manquent : les messagers de mauvaises nouvelles feront l'affaire.

Tu parles.

lundi 22 février 2010

54. Orgueil.

Il se soupçonnait d'avoir des qualités, il se savait intelligent, sans doute efficace, honnête, mais dès qu'il cessait de s'interroger, il n'avait plus de qualités. Certains promènent leur arrogante fierté une vie durant, ils sont fiers et ne sauraient dire de quoi : ils ne sont pas entrés en eux-mêmes ou le firent une fois. Ce qu'ils éprouvent pour eux-mêmes ne dépassera plus les basses-strates de la conscience. Leur joie arrogante les enveloppe. Julien n'était enveloppé de rien. Il cessait de penser à lui, et n'était rien. Quand un problème précis ne se posait plus à lui, son regard indodent et vide passait sur le monde : il était ce regard tiède que rien, sinon un effort qu'il ne ferait pas, ne pouvait rattacher à la personne sensible et bonne qu'était Julien Queuille. La certitude d'avoir raison ne dominait pas, ni dans son silence, dans son goût pour la discussion. Il était ouvert ; sa gentillesse surpassait tout.

Son démon était plus paisible que la vanité. Ses absences l'empêchaient d'être arrogant et faisaient son orgueil. Insouciant jusqu'à la maladresse, il ne se permettait aucune indélicatesse, sinon de ne pas revenir sur ce qu'il pensait juste et évident. Nous l'avons suivi, séduits par son humilité et son retrait. Son ignorance, la vérité proposée, offerte, rien ne l'entamait. Le coup fend et n'atteint que le vide. Le vide frémit et forme à nouveau la vérité. Elle luit et les coups ne la concernent pas, elle cligne peu, et lui fut accordée pour quelques instants.

Il sut opposer un calme orgueil à tout ce qu'on lui dit et, lorsque l'on vit quarante morts au matin, avec calme, il démissionna.

vendredi 19 février 2010

53. Le symptôme parle.

Gouverner ou s'opposer revenait à faire tourner boutique : décider, laisser faire, canaliser, promouvoir la liberté, l'intervention de l'État, se montrer prudent, volontaire, mesuré, etc. tenait à une posture, qu'une vision électorale des chose justifiait souvent, et ne revenait à rien : d'autres prenaient les décisions.

Être élu ne témoignait pas de la pertinence de l'action proposée (ou menée, pour les sortants), mais de la force de conviction de l'histoire racontée lors de la campagne : histoire biographique (je viens d'une famille de, mes études furent, mon travail a été de) ; histoire politique (en tant que, j'ai décidé de et j'ai refusé de) ; histoire idéologique (je suis de gauche, de droite, républicain, démocrate, écologique, libéral, social : les adverbes sont ici bienvenus). S'ajoutaient à ce fond-là, des éléments de pure forme : aspect physique, ethnie, religion (pour certains, absence de religion), maîtrise d'une rhétorique largement épuisée mais utile par ailleurs, endurance. La distinction entre forme et fond valait peu puisque tout élément formel était inévitablement absorbé par l'histoire, laquelle fleurissait dans chaque point de détail : je suis normalien mais écoutez mes fautes de français ; je suis né au Mali ce qui prouve bien que ; cette cravate est un cadeau de mes filles ; mon roman préféré est à l'image de.

Les positions étaient claires, les raidissements faux. L'opposition dénonçait ce qu'elle aurait fait (et ce dont elle n'aurait pas eu le choix). La majorité dénonçait des pratiques qui étaient les siennes quand elle était opposition et prenait des décisions qui n'étaient pas les siennes. Ceux qui pensaient la même chose ferraillaient et tentaient de se différencier. De nouveaux, d'inquiétants symptômes apparurent : les porte-parole.

Pourtant, d'autres décidaient.

52. Candeur.

Un trait de son caractère avait plu, je pense, mais avant de plaire, il avait surpris. Ses interventions n'étaient pas meilleures que d'autres, maniaient, comme d'autres une langue creuse, un français correct (en cela peut-être différait-il), des thèmes, des propositions attendus. C'était souvent de longs débats, mais le ronron ne berçait pas.

Sa candeur surprenait mais ne tournait pas en sottise. Il nous épargna les je suis ici pour défendre des idées, je ne suis pas intéressé par la politique politicienne, nous épargna les railleries, qui sont l'envers de la sottise et une autre forme de sottise, le trait mesquin, brillant, dit avec le sourire, un air las ou ahuri, blessant moins la victime que l'assassin. Il n'était pas plus pur que d'autres, mais il était plus ignorant. Ces pratiques le scandalisaient moins qu'elles ne le décontenançaient, sa moralité n'était pas choquée, mais ce qu'il pensait être la politesse. Il ne disait rien, et ne reprochait rien à l'ami qui se montrait bas. La bourgeoisie de mille neuf-cents, ce qui avait subsisté d'elle dans une éducation moyenne, l'ombre de noblesse devenue ce qu'il faut et ne faut pas faire, l'Humanisme, les Lumières, la civilisation réduits à rien, demeuraient en lui. Il ne comprenait pas qu'on agît ainsi. Plus tard, il le subit et fut blessé.

Les cinq années qui suivirent son élection à l'Assemblée furent une campagne permanente. Il fut à peine dessillé et ne comprenait pas où cela menait. Il ne souffrait plus chaque fois qu'une phrase de tel ministre, tel minuscule porte-parole devenait publique. Une grande fatigue montait en lui, vidait son cœur : tout se brisait sur A quoi bon ? qu'il ne murmurait pas.

jeudi 18 février 2010

51. Photo JQ. (fin de l'intro).

Décrire la photo à la fin de l'intro.

La photo date de ses débuts, la circonscription venait de tomber.

Ce n'est pas le jour, ni Gabriel qui vient l'éclairer (coins et côtés restent sombres), mais une tache de lumière, au centre du tableau, qui blanchit mur, fauteuil, haut du visage, mèche et ombre de calvitie. On ne saurait dire s'il la considère ou s'il la crée.

Un tuyau est visible (à gauche).

Il se voudrait inspiré.
Deux doigts sont à la tempe, presque grise, la main se ferme, caresse un coin d'oreille. Ce n'est pas une méditation, mais une coupe que l'on vient de rafraîchir. Il est auréolé. Un bras se perd et toucherait le spectateur. Celui-ci n'ose croire que la main au bout de ce bras appuie sur le déclencheur.

Les plafonds sont hauts, la lumière se lève au coin d'un fauteuil, le saint est tout à son soleil.

Nous sommes chanceux, nos prophètes sont beaux.

50.

Un goût commun pour la politique, les bières vidées tard dans la nuit, nous liaient, ainsi que, nous l'apprenions peu à peu, le gibier, tel album, tel roman ; tout ce qui, pense-t-on, nous distingue : les promenades sur les quais, l'automne plutôt que le printemps, les vierges noires, les grains de café, le papier au grain fin.

Nous n'étions pas un miroir où chacun admirait ce qu'il aimait en lui. Chacun voyait en l'autre ce qu'il n'avait pas été, la raison pour laquelle il jugeait, ou pressentait, sa vie ratée, à tout le moins médiocre. D'un côté : les études réussies, une taille fine, une aisance, la fausse profondeur qui passait pour une fausse légèreté, la joie ; de l'autre : la douleur que n'expliquaient pas de fausses raisons, de fausses maladies, un symptôme qui avait enfin sa cause.

Je troublais sa vie inquiète. Il m'apprenait ce qu'était une vie.

mercredi 17 février 2010

49. Suite Crâne 41.

Le symptôme parle.

Ça m'interroge
annonce une réponse.

Qu'on le veuille ou non n'apporte rien.

Qui rebondit devrait s'écraser.

"Il n'y a pas d'homosexuels dans notre pays, et c'est pour ça qu'on les pend."

Les Français de souche n'existent pas. Ils sont d'ailleurs racistes.

...la vie politique étant devenue une suite de polémiques, l'une chassant l'autre...

48. Bornes

La démagogie a pour seules bornes celles que J. lui a données.

Il y avait de l'agent immobilier en S.

47. Inquiet.

Il était inquiet.
Il pensait méditer, mais cette nuit ne décantait pas. Il ne distinguait pas l'eau et la terre. Penser remuait une vérité qui ne l'était pas. Il disait le même raisonnement, une même souffrance scrutée une vie durant, le mensonge qui avait été sa vie, auquel il s'était accoutumé, auquel il ressemblait à présent, les excuses qu'il avait si souvent prononcées, pour ne rien regretter, ne renonçant à rien. Il ne méditait pas mais pesait, comptait encore décisions, projets, regrets, une nuit devenue sa vie. Il n'avait pas eu le courage d'envoyer son pied dans l'édifice branlant : il était devenu ce mensonge.

L'étang montait et baissait. Il n'envisageait rien. Il se concentrait pour n'arriver qu'au même résultat. Plein de douleurs, il admettait son inconfort, et pensait que c'était là le signe de la vérité. Elle n'était pourtant pas plus dure que son mensonge. Alors qu'il aurait dû s'y laver, il ne la cherchait pas. Il ne l'approcherait pas, resterait dans sa douleur inquiète.
La faute aussi compte ses saints.

46. S.

Coquet, sous-merde, propre sur lui, chemise repassée, et nette, cependant sortie, cependant sérieux, fier et portant beau : pérorant.

mardi 16 février 2010

45. Oublie et publie (pour nourrir le début 1.)

Préface à ces souvenirs.

Je fus pendant vingt ans l'ami de Julien Queuille, qui fut président du conseil.

J'aimerais écrire :
j'ai œuvré pour l'histoire. Pourtant, quand il devint mon ami, il était un nom dans un dictionnaire. Son prédécesseur, son successeur furent sans doute illustres. Il était oublié, restaient des photos, un livre d'entretiens, des coins d'affiches...

Julien fut un homme d'État, et je rends compte de la vie d'un homme secret. Je voudrais croire que ce que je laisse là suscitera l'intérêt de quelques uns. Sans sincérité, j'écris l'orgueilleuse raison qui justifiait ce travail : la personnalité et les qualités privées d'un homme expliquent en grande partie ses actions publiques. Il fut honnête et sans doute pur. Il me semblait que l'oubli et, quand ce n'était pas l'oubli, le dédain qui le frappait était une injustice. Mais il n'y a pas de justice pour celui qui s'est retiré, dont personne n'a retenu le nom. Ce n'est pas là une nourriture d'historien.

Je donnerais d'autres raisons, moins convaincantes encore : lutter contre l'oubli, moraliser la vie publique, faire œuvre littéraire, montrer un cœur plein de remords...

Lorsque je l'ai rencontré, je cherchais un prétexte pour la gloire. Pourrais-je dire que j'y ai renoncé ? que je ne défends que son nom ?

Qui croira que seule une nécessité intérieure me pousse à livrer cela ?

J'aimerais croire que ces heures et cette vie passées à ses côtés n'étaient pas vaines.

lundi 15 février 2010

44. Vermine.

Vermine à la manche de chemise dénouée.

43. J-P.

Son discours ne relevait pas de la traditionnelle rhétorique d'extrême droite. Son tous pourris atteignait les dimensions de l'univers. Cependant, il avait scruté jusqu'à la haine une race particulière d'hommes, à peine plus égoïstes ou satisfaits que d'autres.

Il me parlait de J-P.
Il ne réunissait pas seulement tous les travers de ses semblables, sourire satisfait, absence inégalable de conviction le conduisant à se montrer libéral quand le libéralisme était au pouvoir, néo-libéral, puis keynésien (il le fallait), régulateur, restes de couperose, phrases mesquines, sottement enthousiastes, taille fine aux trente ans, épaisse aux cinquante, répartie cinglante et nulle, accord absolu sur les principes (République, laïcité, justice sociale, liberté, dont la liste, révisable, était davantage une liste d'idées chics que de principes) masquant mal une inaction absolue, cravate haut nouée.

Il n'était pas seulement lâche et arrogant, conformiste, il n'avait pas été seulement un ennemi politique (un ennemi loyal qui l'avait aimé lorsque Julien dominait cœurs et sondages, qui l'approuvait lorsque tous l'approuvaient).

Non seulement il proposerait un jour de deuil national lorsque Julien mourrait.

Mais il avait (publiquement) évoqué son souvenir avec nostalgie.

samedi 13 février 2010

42. Crâne de saint Jean (0).

Au XI° siècle, dans la cathédrale de ..., les fidèles contemplaient un os petit et laid : c'était le crâne de saint Jean. Plus bas était indiqué Alors âgé de douze ans. Cent ans plus tard, certains comprirent que le miracle était un miracle de sottise et l'on donna l'os aux chiens.

Les miracles n'ont pas cessé, et la foule était toujours plus grande qui venait les admirer. Les dons étaient devenus de petits papiers, pliés et glissés dans une enveloppe.

vendredi 12 février 2010

41. Partie II. 3. Crâne de saint Jean.

(j'expliquerai ce nom plus loin)

L-C. ministre de l'innovation, a été ministre de la culture, aurait été celui de l'éducation, sera celui de l'industrie, ne faisant rien – vers l'abîme.

Déjà oublié – secrétaire d'État ou porte-parole, fut candidat et le sera : l'abîme réclame le sous-ministre qui lui est dû : M.

Il (G.) agissait et demandait à l'opposition d'assumer ses responsabilité (entendons par là d'être d'accord avec lui, ce qui signifie ne plus être opposition et donc d'assumer une autre responsabilité que la leur). Son voisin assumait ses responsabilités (il faisait ce qu'il estimait juste de faire, ce qui était la moindre des choses). L'opposition soulignait les responsabilités que la majorité devait assumer (arrêter de faire ce qu'elle estimait juste). Chacun, en somme, pensait être juste, sommait l'autre de se ranger à ses raisons et désapprouvait qu'il ne le fît pas, chose qui caractérise la politique depuis qu'elle existe, sans doute tout débat, voire la parole, et pour défendre la parole, peut-être n'était-il pas nécessaire d'user et d'encore ôter du sens à des mots qui en ont si peu, assumer et responsabilité.

N. avait l'usage plus généreux du j'assume : il était conscient (en dépit des évidences) de ce qu'il faisait ; il savait que ce qu'il faisait déplaisait (il eût déplu à moins) ; il emmerdait ceux qui n'étaient pas d'accord ; il prenait (qui ?) à témoin. La mesure partait, sur de roulants wagons, vers la montagne.

Très ou beaucoup, trop simples, étaient devenus vraiment, réellement et, les jours de triomphe, littéralement.

Hypocrisie, tolérance se traduisaient par tolérance, hypocrisie. H. en était gourmand. Tombant à l'abîme.

Que cela plaise ou non ne modifiait aucunement le sens d'une phrase, et c'est sans doute pour cette raison qu'il engraissait nombre d'allocutions de V.

Le puits sans fond (J-F) s'est arrêté. Un Je me comprends marque une pause dans un discours peu écouté. Pourquoi accuserait-il (la nullité de) sa pensée ? Le bide s'explique en ceci (à ses yeux) que sa prose est emmêlée. Les mots de plus de cinq lettres et les phrases de plus de quatre mots se faisant rares, ce n'est pourtant pas la syntaxe qui est en cause. Je me comprends, rayonnant d'amour de soi, de certitude à bide, s'avance. Comme ses petits copains, J'assume et Que cela plaise ou non, il n'avait pas de sens, organisait ce qui ne pouvait l'être, les mots déjà roulant vers l'abîme. Il crie avec désespoir « mon discours a un sens » et dit entre ses dents « que vous ne comprendrez pas ».

...et pour tordre le cou aux clichés... se suffit.

Vers l'abîme.

Plus bas, un ange portait la calame et traçait de longues lettres noires sur un livre. Il traçait de longues lettres et, chaque fois qu'un entretien était donné, qu'un discours était prononcé, il augmentait son sottisier.

40. Partie II. 2.

Pourtant, personne ne connaissait mieux les hommes politique des dernières années. Il parlait avec passion des imbéciles qui le remplacèrent et, pour ne pas être remplacés à leur tour, qui oublièrent son nom. Daumas, Kacem, Jean-Selme, présidents, ministres, sous-ministres, sa gourmandise n'avait pas de fin, Jean-Selme fille, Marie, Thabord. Il ne se consolait pas. Et, scrutant ce qu'il n'avait pas été, il évoquait les Malhennes, Ramon. Les mots roulaient, comme à leur habitude, roulaient et perlaient. Une couche se formait, et comme toute sédimentation, à la poussière, à la perle naissante, à la pierre qui s'effrite et cède, s'ajoutaient l'excrément et l'usure. Alors, Julien recueillait la ronde perle. Sa mémoire, ses lèvres s'ouvraient : j'assume, responsabilité, scandale, hypocrisie, tolérance, craquaient sous sa dent, se gorgeaient un peu, oranges, rouges encore, disparaissant dans le soleil.

39. Monde de symptômes, sans causes (5-fin).

(début ?)

Je ne reviens pas sur ce que l'on a dit cent fois.

Mondialisation, marchandises, finance, hommes ; décisions prises en des lieux étrangers, en des Conseils et des Parlements que nous ne connaissons, pas, où nous sommes parfois ; pouvoir absolu qui ne nous protège pas, européen, américain, asiatique, mondial, aux mains de dieux, de ploucs texans, pensant tout, voulant. Denrées et monnaies roulées par toute la terre...

Julien présidait, entendons par là qu'il gérait, entretenait, administrait (les jours de chance) qu'il décidait peu (ou décidait sans agir), ne dirigeait qu'une armée d'hommes ne dirigeant rien, qu'il ne tenait rien, et qu'entre une réunion inutile et une conférence de pure forme, restait le temps de parfaire de beaux discours, d'être honnête, d'être un soleil inutile et les rayons courbes, glorieux qui frappaient le sol dont rien ne naissait.

Il n'y eut pas de blé, les fleuves de lait, mais des rapports.

Le roman des grands impuissants peut commencer.

jeudi 11 février 2010

38. Monde de symptômes, sans causes (4).

Phrases.

Un premier ministre (son entourage) dit un jour : « il n'y a pas de politique, il n'y a que de la communication ». C'était là cynisme (par la volonté de contourner, de travailler le réel, de le faire oublier alors qu'il n'avait que le pouvoir d'écrire des communiqués, de convoquer journalistes, de parler ou parader, de travailler ses slogans d'orfèvres commentés, déjà oubliés, d'entasser papiers, d'envoyer wagon sur wagon vers la montagne) et candeur (penser que c'était possible).

Voilà les phrases.

Depuis toujours, certes, longues phrases à ressorts, à tiroirs, creusés, évidés et belles de marbre (de sucre) ou à la diable accompagnaient (créaient, étaient ?) la politique. Des dictionnaires les recueillent, avec de pratiques entrées (par date, par nom, par thème), le lecteur se reportera donc aux « On peut violer les lois sans qu'elles crient », aux « l'argent qui corrompt, l'argent qui écrase, l'argent qui tue, etc. », aux « Jamais les hommes ne font le bien que par nécessité », le papier bon marché, parfois l'or et le cuir les encadrent ; et la poussière.

La chose s'est accélérée, il y vingt ans. C'était les petites phrases (le coup de feu tiré sur la femme à terre que déjà dix amis, vingt journalistes frappent ; le congrès devenu champ de bataille et, dans la salle aux quatre colonnes, les tireurs embusqués, les victimes rarement innocentes, le faux sang par flaques).

N'oublions pas la creuse langue.

Il y eu les slogans, à figement accéléré, dont le principal mérite était de désigner de manière instantanée les cons. Entendu un jour de grève « vous nous prenez en otage ». Il y eu aussi la réforme.

Monde qu'enchaîne une rhétorique (ou une absence de rhétorique devenue rhétorique) sans le toucher.

Julien fit pire encore, je l'ai dit, sa langue caressait d'autant plus le monde qu'elle semblait le toucher. Sensibilité, doutes, honnêteté, chacune de ses paroles montrait qu'il avait prise sur ce qui était, je le savais, et il y eut un désastre.

37. Monde de symptômes, sans causes (3).

Deux plans d'existence entre lesquels rien ne passe.

Nous avons tous une mère / un père / une sœur / un ami / une connaissance / qui est fonctionnaire / chauffeur routier / qui travaille dans une banque / auto-entrepreneur / cheminot, etc. Nous induisons beaucoup de ce qu'ils sont (de ce qu'ils nous disent qu'ils sont). Un scrupule ne nous investit pas.

Sont-ils l'arbre cachant la forêt ou, au contraire, l'indice d'une forêt depuis longtemps rêvé, ou inventée, ou qui a existé et fut remplacée par un lac noir, profond ?

Que sont deux fonctionnaires interrogés, deux policiers interviewés sinon deux témoignages (piles de raisons, d'explications partant par wagons vers la montagne de causes inopérantes) ?

_________

L'économie reprend. Ministres visitent une usine. Exemple de l'énergie gouvernementale. Qu'est-ce qu'un exemple en un pays aux mille usines ? De la communication.

36.

Une bonne mesure chroniquée cent fois n'est plus une bonne mesure. Mais elle n'est pas devenue mauvaise.

Une bassesse dénoncée cent fois trouve toujours un défenseur convaincant.

*
* *

Les porte-paroles disent que la décision prise était la seule à prendre, mais l'eussent dit de toute décision.

Les secrétaires sont scandalisés de mesures qu'eux-mêmes auraient prises.

Les députés s'indignent de ce qu'ils subissent et qu'ils ont fait une vie durant.

Insupportables impôts que nous-mêmes aurions augmentés.

mercredi 10 février 2010

35. Monde de symptômes, sans causes (2).

Chiffres.

Il est la fleur qu'encadrent d'autres fleurs : zéros comme autant de roses, chiffres, lourdes corolles n'existant qu'en bouquets. Les pour cents sont des boutures ; hausses et baisses dans le vent...

Un chiffre n'est qu'un angle pour apercevoir le réel. Changeons d'angle, le chiffre a crû. Ne disons pas que l'angle a changé.

Le chiffre est l'oiseau des augures.

Il est glaise.

Tendre, plastique, il s'est offert à Julien comme à d'autres. Gonflé, tassé, suave et tendre...

Il est troupeau.

Matériau, fleur, lunette, l'oie et son jars ; relatif, absolu, en pour cent, variant, stable. Je dirai mille exemples : la délinquance baisse, mais les violences faites aux personnes augmentent ; parlons-nous de sympathisants ou de militants ? ; politique du chiffre ; les taux de croissance surévalués créent des taux de croissances supérieures aux vraies estimations ; assiette (recouvrement) ; le nombre de chômeurs diminue puisqu'ils sont rayés des listes.

Et quand les taux sont à cent, restent les niches.

En parlant avec Julien, nous n'évoquions pas la seule politique politicienne (entendons par là la politique dénoncée par ceux qui n'exercent pas le pouvoir, ou l'éventuelle politique d'opposants bientôt élus).

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Qu'est-ce qu'un monde dont tout phénomène n'a que deux plans d'existence ; son existence microcosmique (Michel, récemment licencié et objet de reportage sur telle chaîne, posant sa question à tel candidat) aussi inutile que nuisible ; son existence macrocosmique (Michel se mêlant au million de Michel lesquels sont sans doute huit-cents mille ou un virgule deux million), n'étant plus rien.

Monde malade aux mille symptômes, aux vérités inépuisables autant qu'évidentes et contradictoires ; monde où chaque politique, brassant milliards, lois, plans est d'une efficacité incontestable que rien ne prouve, sans cause donc ; dont les causes multiples n'agissent pas ; monde également meilleur ou désastreux ; montagne de raisons, d'explications.

Julien président offrait ressac de chiffres, courbes à interpréter. N'était rien qu'un chiffre mille fois commenté en mille sens différents, parfois n'étant rien, subissant.

Qu'était-il dans un chômage diminuant, un PIB plus haut que ce qu'annonçaient (certaines) prévisions ? Une éventualité presque envisageable.

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La petite quarantaine de morts au réveil fut un autre aliment.

mardi 9 février 2010

34. Monde de symptômes, sans causes (1).

Pour d'évidentes raisons le réel (entendons par là ce qui est ou a été) ne correspond pas à nos désirs ou nos volontés (délirantes). Les écarts entre ce qui est advenu et ce qui fut annoncé et promis révèlent tout simplement un échec (ou un mensonge). Ces embardées-là du réel ne peuvent être tolérées.

C'est la conviction que le réel n'est qu'un matériau parmi d'autres qui unit les tyrans totalitaires du vingtième siècle. Staline, certain sous-lieutenant athée devenu Dieu, un lettré de province présidant désormais, etc. pensent (à juste titre) qu'avec béton, cocaïne et grands barrages, la vérité construit aussi de grands empires. La vérité a ceci de désagréable qu'une fois travaillée, elle cesse d'être une vérité. Leur principal mérite fut de supprimer cet inconvénient. Un chiffre n'est qu'un chiffre, un zéro l'est si peu. Un mort qui n'est sur aucune photo, dont les témoignages ont disparu, dont les œuvres enveloppent des poissons, n'est plus un mort : il n'a jamais existé, est une vue de l'esprit, et le bien de l'État nécessite la mise à l'écart des rêveurs. On a dit ce qu'il y avait à dire sur les bibliothèques de rapports pré-rédigés, sur mille ou cent mille personnes soudain n'étant plus.

Les dictateurs ne sont pas seuls à partager cette conviction.

Au vingt-et-unième siècle, en France, nous assassinons peu. Les grandes messes, les plans quinquennaux sont discrets (à peine se juche-t-on haut sur les photos officielles). Une nouvelle centrale nucléaire doit être construite ; un vide nébuleux ne remplace pas la Basse-Normandie. Pourtant, la distance entre ce qui est et ce qui aurait dû être ne reste pas moins irritante.

jeudi 4 février 2010

33.

Nous nous promenons longuement, le long des quais. Pour l'instant, il ne m'est guère permis de le voir sans penser à ce qu'il fut. Il n'y a pas Julien et Julien Queuille. Depuis trente ans, je le voyais comme mon ami ; mon ami, il ne m'est pas moins étranger – non qu'il soit farouche, nous sommes de vieilles personnes. Peut-être pensons-nous trop.

mercredi 3 février 2010

32. Suite 26. Il cernait de mots.

Julien est devenu mon ami, il m'écoute. Je lui ai souvent parlé de ses discours, grands puis médiocres, de sa voix qui fléchit, une fois le paradoxe énoncé, le monde malfaisant compris, contenu, disparaissant, sa victoire et la pudeur que rien n'explique – sinon moi.

Les poètes retiennent le monde à peu de frais : deux mots qu'ils opposent, trois qu'ils mettent en collier. Lettre de Bergson à Einstein : "voilà un bel oxymore, votre théorie ne tient pas". Julien aux cent millions de Français : voyez mon antithèse, elle vous délivrera du monde. Il cernait le monde de mots comme d'autres, avant lui, le firent de chiffres. Il se payait de mots, un dictionnaire de rhétorique présidait aux destinées de la France. Il n'était pas humble mais savourait la belle phrase inachevée, la finissait distraitement. Julien était poète et le refusait ; sa voix tremblait, mais il ne doutait pas.

On se prend toujours le réel dans la gueule : une vérité vulgaire qu'on aurait dû prononcer.

Maintenant, encore, il dit ne pas comprendre, il pense à la délivrance.

cf."Il n'y a pas de politique,il n'y a que de la communication." DDV.

31. 1 (Na 1 : vieux).

Quelques années plus tard, on me l'a confirmé : il était sincère. Désespéré, sincère, comme nous l'étions tous. Il avait été seul : il avait scruté, une journée durant, ce qu'il avait tant évoqué, plus tard : sa conscience. La nuit s'allumait... On n'a plus guère évoqué sa conscience.

Une grande délivrance... Je serai vieux, faible. Ce qu'ont été mes années de joie, ma gloire, la main qui se tend et ramène une main, un verre à pied, le verbe haut, tonnant, ses lueurs : cela est loin. Passons sur ma vie présente : ce qui déjà s'appesantit et demeurera quand je serai vieux ; ce qui est lourd, et qui fondra, suave, tendre quand l'agonie aura commencé – la mort au petit matin, devant un mur blanc, une main froide sur ma main. La soif toujours, mais le poids aura fondu. Je penserai encore à cette nuit. Pour cette nuit et pour chaque nuit à venir, ne restait pour lui, pour moi qui me souviens, que la délivrance. La phrase était, me semble-t-il : J'offre au monde une grande délivrance.

Julien me raccompagne : nous nous serrons la main jusqu'à ce qu'enfin, tremblant, je lui demande. Il ne savait pas. Je pensais que le soulagement venait allumer ses yeux, et c'était la reconnaissance. Le ministre paraît, souriant et généreux.

30. 2f (Na 2 : jeune).

Nombreux se levant, scrutait leur cœur : n'y était plus la délivrance. On parlait à peine de cette nuit et, quand il le fallait, c'était la nuit, plus discrète et par là mythique que d'autres nuits, d'autres massacres, pourtant plus noirs, aux coins des rues, de laids squares ; c'était cette nuit, comme si d'autres eussent été envisageables ; il n'y eut pas le 3 février, mais il y eut la fin des années Queuille, on osa le soleil rouge. Deux heures après l'assaut, les longues marques rouges avaient disparu.

Nous nous levions vides. Je n'avais pas cinq ans, je suivais les informations, et au réveil, j'étais pur, délesté d'un mal qui n'était pas mien, oublieux, prêt à la gloire. Quelque chose d'aussi simple et bête qu'un tabou avait survécu à la nuit.

Et le soleil se serait levé sur des traces rouges ou sombres. Je n'y voyais pas de problème lorsque je décidai de visiter M. Queuille. J'étais la jeune génération : mes pères pouvaient payer.

mardi 2 février 2010

29. 2f (Na 1 : vieux).

D'autres que moi oublièrent ce mot.
Il est apocryphe (en partie) : nous l'avons dit.
Il demeure fabuleusement hors-sujet. Hurlements (appel aux troupes, insultes en arabe et bas-normand, mères, amis beuglant) du soir, ligne d'horizon tachée de lumières, petite cinquantaine de morts au réveil, et avant le réveil, les hauts feux s'embrasant pour baisser à trois heures, n'être plus à quatre, correspondent mal à l'image que nous nous faisons d'une délivrance.
Une bonne conscience (générale) ne se pardonne pas d'avoir pensé qu'envoyer l'armée frapper noirs et arabes était une bonne chose. Longtemps, nous avons aimé les punitions. Nous haïr pour les fautes de nos pères... Ouvrir boutique dans le caniveau...
Nous détester pour nos seules actions et pensées, n'était pas pour nous. On oublia ce mot et, plus que le mot, l'agacement que causaient les nouvelles du front, l'envie de calme, et du calme que seul le talon sur la fourmilière offre.

28. 3.

Une chose pourtant que j'explique mal :

Il était indiscutablement beau. Personne n'en parlait. Journaux et magazines auraient dû le mentionner chaque fois qu'ils parlaient de lui. Ils en parlaient peu (juin, ronron du discours, etc.) certes, mais personne n'écrivit "le plus jeune président", "notre beau, sexy, charmant, séduisant [les rédacteurs entoureront le terme correspondant à leur lectorat] président", voire, quand divers taux baissèrent ou montèrent, "beau comme inexpérimenté", "la présidence de la République n'est pas un concours de beauté", "le charme n'agit plus", etc.

Personne n'en parlait. Certes, aucune photo prise à la plage, le torse n'apparut pas, sa fiancée était simple et discrète... Personne n'en parlait. L'enthousiasme qu'il suscita ne fut que l'enthousiasme des vacances, le digne et calme traintrain continuant, lorsque le soleil est haut. Je crois qu'il ennuyait tout le monde. Digne, serein, compétent, intègre, majestueux comme l'est la fonction, n'ayant ni photos, ni vie privée, il n'offrait rien de plus.

Il était beau, mais d'une beauté qui n'écrasait pas, il était bien fait, son visage était régulier, ses manières étaient polies ; souple, puissant, jeune surtout, il n'était pas sans charme, mais terne.

Mais quand Julien paraissait, les conversations ne cessaient pas.

lundi 1 février 2010

27. 2e.

Quelqu'un aura dit « une grande délivrance » : secrétaire d'État aux transports, ministre, Julien, conseiller terne, tout puissant. Si absolus, désastreux de hors-sujet et de beauté, ces mots ne sont pas de journalistes. Un litre de café par soir, cinq soirs, une bibliothèque pleine d'or et de cuir l'expliquent difficilement, et inexpérience, fatuité, précipitation suffisent à peine. Les mots « une grande délivrance » ne sont pas apocryphes. On prononça sans doute « ce sera une grande délivrance » ; « j'offre au monde une grande délivrance », ou « ce qui se perd dans la nuit, c'est une grande délivrance » semblent récrits. Il est très probable que Julien pensa puis dit cette sottise, qu'un micro tendu la recueillit. Je la lus dans la presse du lendemain,
Peu de chose m'ont semblé plus misérables. On l'oublia.

26. JQ : se paie de mots.

[JQ = pb de se payer de mots, dialecticien subventionné au pouvoir. Mais, impasse dialectique ? hésitation qui fait foirer la dialectique ? il feint d'hésiter ? Retrouver ce que je voulais dire]

Je ne sais pas qui s'en soucie, sinon Julien et moi. Il a lâché Nous les avons maltraités et trop bien traités, nous étions trop complaisants pour des persécuteurs. Nous maintenions l'équilibre. Le rompre une fois, c'eût été gagner. Rien n'était plus sincère, lors de cette rencontre, que d'autres rencontres suivraient bientôt, que sa peine ; j'étais séduit comme je l'avais été, dix ans auparavant, comme tous, nous avions été séduits. La beauté des articles pleine-page, du papier glacé, sa beauté lors des entretiens, son humble puissance, sa force : il était là, pour moi, je retrouvais le superbe ministre, la phrase admirable jusqu'à l'arrogance, considérée une seconde fois et devenue scrupuleuse : la beauté hésitante, et fausse. Il vivra encore trente-sept ans. En 2074, nous aurons tout examiné, il aura tout accepté, avec humilité.

Il me l'a murmuré, l'intelligence belle et qui hésite, a marqué une pause, j'étais à ses lèvres, j'avais pour moi les arbres à la fenêtre, le bois sombre autour de nous, une coupure faite au rasoir, je fixais de nouveau sa lèvre basse, je me suis écouté. Et aussitôt On pèche aussi par humilité. Il n'était pas sincère. Le roi, l'honneur d'être celui dont dépendent les honneurs, les grandes tables, ce n'est rien d'y renoncer ; bon et juste, il n'a pas voulu oublier ce qui, pensait-il, le définissait.

Il a dit nous ne résumerons pas un problème à sa dimension sociale, ni même géographique. La question qui nous est posée est aussi culturelle. Il a dit ensuite ce que nous exigeons de nous-mêmes, nous l'exigerons de tous. Il aurait pu dire nous ne cèderons ni à l'illusion communautaire, ni même à l'illusion sécuritaire. Chaque soir, et pendant quatre ans, le soleil se levait : force et suave, le soleil éclatait à l'usage des paroisses, pour moi et pour chacun dans son fauteuil, dispensait sa bonté, ses lèvres qui s'entrouvraient, délivrait une chaleur ruisselante. Le beau jour à ses lèvres, et la voix qui conforte, juste de quoi s'enfoncer dans le fauteuil, attendre le soleil : le soir à venir.

24-25. 2.

La délivrance... Ce mot n'a pas eu de destin (je dirai pourquoi).
Au mystère de qui le prononça, à ce mot ne s'ajoute aucun mystère.

Le 29 janvier 20**, un jeune lieutenant, cinq policiers font du zèle et vont aux Bosquets. Ils ne font rien, reçoivent pierres et plomb à pigeon. Deux poussent le mauvais goût jusqu'à mourir. Des cars amis reviennent aux Bosquets. Deux autochtones s'oublient et meurent aussi. [a]

Deux bêtes attitudes eussent évité le désastre :
1- Deux partout, le score est honorable. Vestiaires et troisième mi-temps nous attendent, nos morts à enterrer.
2- Le tocsin sonne, l'assaut, etc. Deux ennemis se haïssant s'entretuent.

L'on s'indigna.
Durant une semaine, Les Bosquets sont en feu. La jeunesse de banlieue s'indigna, entendons par là qu'elle brûla voitures et bibliothèques. Cette semaine, les forces de l'ordre ne purent quitter caserne. Pareillement, elle s'indigna, et rappelons que, pour chaque camp, crier scandale revient à prononcer une seule phrase : « quand un arabe tue un policier, tout le monde s'en fout, et quand un policier tue un arabe, c'est un scandale » ; « quand un policier tue un arabe, tout le monde s'en fout, et quand un arabe tue un policier, c'est un scandale ».

A l'horizon, de grands feux ne baissaient plus. Les maires ne sortaient pas, les travailleurs sociaux semblaient comprendre sans justifier, regretter en pointant du doigts les raisons pour lesquelles nous en sommes arrivés là, parlaient.

Les Français, les quartiers (qui sont Français), les policiers, les maires, les travailleurs sociaux, les Français encore, hommes et femmes politiques, un ancien président, mille journalistes demandent à ce que cessent les émeutes devenues guerre civile. [2b]

Au palais personne n'a parlé depuis trois jours. [2c]
La nuit s'allume, les lueurs rouges dans le contrebas, et au loin, orange, dansante... [2d]

Quelqu'un aura prononcé une grande délivrance. Julien aurait dit "J'offre au monde une grande délivrance". [2e]

D'autres que moi oublièrent ce mot. [2f]

23. 1c.

Il me reconduisait, à présent.
Était-ce un malaise, le geste agacé d'une main sous le menton, les lunettes trop souvent haussées ? La creuse poitrine, le métal froid qui l'emplit : "Julien, la délivrance".

22. 1b.

Sans doute, pensais-je encore me nourrir de lui.
L'amitié d'un ministre... puissances qui vous offrez à moi... articles, adresses, recueil d'entretiens, thèse, révélation. Pourtant, à mesure que nous nous voyions, gloire et orgueil fondaient. Les éclats de voix allaient haut, et tard dans la soirée, c'étaient encore fromage et crânes citations.
Nous étions amis.