I. Il aurait pu comprendre au lycée (non pas à la lecture de Pascal) en écoutant ses camarades. Certaines se disaient romantiques puis rosissaient, d'autres sportifs, puéricultrices, écrivains, Marocains, Italiens, scientifiques, chrétiens, etc.
Il comprit sans doute en écoutant des amis parler politique. Certains étaient communistes et c'était leur vie. Plus nombreux encore, ceux de gauche, s'en seraient contentés leur vie durant. Certains raffinaient la chose : libéral, libertaire, libertin.
Être homme, avait-il lu, s'accompagnait moins de souffrance ou d'ennui que d'angoisse. Il fallait expliquer pourquoi nous étions là, et comme aucune explication disponible ne satisfaisait, vide, ardeur, fébrilité, peur nous revenaient. Il avait pourtant du mal à concilier l'éternité de ces vérités (l'angoisse de chaque homme) et la solitude, l'angoisse, qu'il ressentait, seul, pensait-il.
Chaque fois qu'un tel cas se présente, ce n'est pas la théorie que l'on modifie, mais les faits, nouvellement perçus ou interprétés, pour mieux s'inscrire dans la théorie (qui les a peut-être oubliés et se contente de quelques exemples, accompagnés de paradigmatiques, révélateurs, symptomatiques, etc.), parler concept. La théorie varia peu.
Donc, l'existence est nécessairement vécue avec angoisse. Ceux qui ne l'éprouvent pas ne le peuvent pas, et en fin de compte, ils sont rares à ne pas pouvoir. Quelque chose sans fond attend d'être comblé. On le fait de bien des façons : alcool, drogues (solutions pratiques en cela qu'elles devenaient problèmes et se substituaient au vrai problème, et que dettes, dépendance, cirrhose détournaient du seul problème se posant, le vide aspirant -étant- tout) ; travail, études qui abrutissent ; famille ; amitiés, honneurs, pouvoir, responsabilités. Peu étaient glorieuses (le désir de gloire comblait aussi le puits), peu œuvraient au bien (tout moyen, Julien le comprenait, devait valoir pour tous, et qu'il ne valait plus si tout le monde ne s'en servait pas, et l'on pouvait tuer ou opprimer si tuer ou opprimer comblait le puits – et le bien comblait le puits – formuler l'existence du puits comblait le puits – formuler même – penser – comblait le puits) peu convenaient puisque chacun, même sans angoisse, souffrait.
Certain moyen, qui n'était pas le plus immédiatement criminel, lui semblait le plus minable : choisir un mot (par héritage, par choix, chaque fois par hasard) et lui vouer son existence, ne plus faire que coïncider avec lui, dans chacune de ses actions, s'en repaître, jouir de s'en envelopper et s'en envelopper toujours plus : je suis cela. Je suis de gauche, pense de gauche, vit de gauche, et a des amis et une famille de gauche. Je mange, m'habille, milite, écoute, boit, suis enfin juif, marocain, corse, homosexuel, noir, femme.
Des vies se gâchent chaque jour à coïncer avec une image décidée vingt ans auparavant, et qui donne moins sens qu'elle empêche la possibilité de tout sens.
II. Il était maussade : opéra, livres, films, expositions, le « musée humain » qu'il devenait ne le séduisait pas. Aucun centre n'organisait ce qui ne rassasiait pas. Cohérence, projet, démarche n'étaient pas pour lui. Rien ne suivait l'universel « je suis » sinon « cultivé » qui est la dernière des misères. La disparate ne menaçait pas moins que le vide et n'était la réponse à rien. Tableau, pièces, romans, disques se succédaient et ne faisaient que se succéder. Il s'encombrait mais oubliait, se délestait du foutoir vu, entendu.
Dieu n'avait pas prévu de bonde pour Julien.
Il n'était pas même artiste et aucun filtre, aucune « lentille » à sa vue n'expliquaient, ne séparaient (même pas le mesquin filtre qu'est le goût, que sont les marottes, les obsessions, le désir de retrouver telle sensation perdue d'enfance, tel désir sexuel, les ressassements). Il était tiède. Il était au spectacle et voyaient passer peintres et danseurs.
Il ne désespéra pas. D'abord ce n'était pas son tempérament, lui qu'une bière réjouissait. Il eut une idée fort sage et une telle sagesse, si elle s'était reproduite, eût (nous voulons le croire) évité le désastre. Il ne chercha pas à boucher puits et abîmes, mais à se désennuyer et à s'occuper. Il prit sa carte au PSD.
[spéciale dédicace à qui j'ai pillé].
Il comprit sans doute en écoutant des amis parler politique. Certains étaient communistes et c'était leur vie. Plus nombreux encore, ceux de gauche, s'en seraient contentés leur vie durant. Certains raffinaient la chose : libéral, libertaire, libertin.
Être homme, avait-il lu, s'accompagnait moins de souffrance ou d'ennui que d'angoisse. Il fallait expliquer pourquoi nous étions là, et comme aucune explication disponible ne satisfaisait, vide, ardeur, fébrilité, peur nous revenaient. Il avait pourtant du mal à concilier l'éternité de ces vérités (l'angoisse de chaque homme) et la solitude, l'angoisse, qu'il ressentait, seul, pensait-il.
Chaque fois qu'un tel cas se présente, ce n'est pas la théorie que l'on modifie, mais les faits, nouvellement perçus ou interprétés, pour mieux s'inscrire dans la théorie (qui les a peut-être oubliés et se contente de quelques exemples, accompagnés de paradigmatiques, révélateurs, symptomatiques, etc.), parler concept. La théorie varia peu.
Donc, l'existence est nécessairement vécue avec angoisse. Ceux qui ne l'éprouvent pas ne le peuvent pas, et en fin de compte, ils sont rares à ne pas pouvoir. Quelque chose sans fond attend d'être comblé. On le fait de bien des façons : alcool, drogues (solutions pratiques en cela qu'elles devenaient problèmes et se substituaient au vrai problème, et que dettes, dépendance, cirrhose détournaient du seul problème se posant, le vide aspirant -étant- tout) ; travail, études qui abrutissent ; famille ; amitiés, honneurs, pouvoir, responsabilités. Peu étaient glorieuses (le désir de gloire comblait aussi le puits), peu œuvraient au bien (tout moyen, Julien le comprenait, devait valoir pour tous, et qu'il ne valait plus si tout le monde ne s'en servait pas, et l'on pouvait tuer ou opprimer si tuer ou opprimer comblait le puits – et le bien comblait le puits – formuler l'existence du puits comblait le puits – formuler même – penser – comblait le puits) peu convenaient puisque chacun, même sans angoisse, souffrait.
Certain moyen, qui n'était pas le plus immédiatement criminel, lui semblait le plus minable : choisir un mot (par héritage, par choix, chaque fois par hasard) et lui vouer son existence, ne plus faire que coïncider avec lui, dans chacune de ses actions, s'en repaître, jouir de s'en envelopper et s'en envelopper toujours plus : je suis cela. Je suis de gauche, pense de gauche, vit de gauche, et a des amis et une famille de gauche. Je mange, m'habille, milite, écoute, boit, suis enfin juif, marocain, corse, homosexuel, noir, femme.
Des vies se gâchent chaque jour à coïncer avec une image décidée vingt ans auparavant, et qui donne moins sens qu'elle empêche la possibilité de tout sens.
II. Il était maussade : opéra, livres, films, expositions, le « musée humain » qu'il devenait ne le séduisait pas. Aucun centre n'organisait ce qui ne rassasiait pas. Cohérence, projet, démarche n'étaient pas pour lui. Rien ne suivait l'universel « je suis » sinon « cultivé » qui est la dernière des misères. La disparate ne menaçait pas moins que le vide et n'était la réponse à rien. Tableau, pièces, romans, disques se succédaient et ne faisaient que se succéder. Il s'encombrait mais oubliait, se délestait du foutoir vu, entendu.
Dieu n'avait pas prévu de bonde pour Julien.
Il n'était pas même artiste et aucun filtre, aucune « lentille » à sa vue n'expliquaient, ne séparaient (même pas le mesquin filtre qu'est le goût, que sont les marottes, les obsessions, le désir de retrouver telle sensation perdue d'enfance, tel désir sexuel, les ressassements). Il était tiède. Il était au spectacle et voyaient passer peintres et danseurs.
Il ne désespéra pas. D'abord ce n'était pas son tempérament, lui qu'une bière réjouissait. Il eut une idée fort sage et une telle sagesse, si elle s'était reproduite, eût (nous voulons le croire) évité le désastre. Il ne chercha pas à boucher puits et abîmes, mais à se désennuyer et à s'occuper. Il prit sa carte au PSD.
[spéciale dédicace à qui j'ai pillé].