lundi 31 janvier 2011

261. Conversations.

Nos conversations auraient ennuyé tout le monde. Elles nous ennuyaient parfois. Nous ne disions rien alors. Nous n'étions pas gênés. Les lumières municipales brillaient déjà, le soleil disparaissait. Nous ne cherchions qu'un prétexte pour patienter, et rejoindre le prochain restaurant.

Nous n'avions que de rares sujets, sinon ceux que l'actualité nous offrait et dont nous ne disions rien, sinon notre satisfaction ou notre agacement, nous excusant d'avoir évoqué telles choses insignifiantes qui nous étaient sans cesse rappelées, que nous n'avions la force de tenir à distance, s'imposant enfin et nous forçant d'être communs. Nos sentiments ne nous étaient pas propres mais, enfin, nous avions abandonné l'habitude de repousser les évidences partagées. Qu'elles ne nous indisposent pas, et nous les acceptions. Quand nous étions fatigués, nous l'écartions tout simplement. Nous étions plus paresseux que bilieux. Rien n'avait prise sur moi. Les choses passaient, me disais-je. Les derniers à parler avaient de si bons arguments qu'ils ne pouvaient qu'avoir raison. La malhonnêteté intellectuelle me faisait horreur, mais pouvais-je la déceler ?

Moins d'une demi-douzaine de sujets ou de questions fournissaient tous nos entretiens : « Que penses-tu de la dernière proposition du gouvernement ? » ; « Quel bon spectacle peut-on voir ? » ; « Le temps s'adoucira-t-il bientôt ? » ; « Quel livre lis-tu ? » ; « Quel film ? ». C'était tout. Nos silences duraient. Les infortunes de nos vies quotidiennes nous alimentaient parfois. Tout n'était pas prétexte à anecdote mais nous n'évitions rien. Nous riions sans déplaisir. Qu'est-ce que cela fait nous prenait. Nous sortions à peine de cette torpeur. Les vieillards tiennent parfois une après-midi avec deux phrases, les prononcent et contemplent le banc d'en face, un lézard, l'ombre du clocher qui tombe. Nous étions des vieillards. C'était l'heure de rentrer. Nous étions satisfaits.

260. Propriétés.

Lorsqu'ils se sentaient mourir, ils se retiraient dans leurs propriétés. Vieilles, provinciales sans doute, mais retirées de tout, où de vieilles servantes, déjà dévouées depuis cent ans, assistaient aux agonies et pleuraient. C'était les terres où ils avaient grandi, les collines plantées de vignes, les régions austères, les forêts secrètes, la brume jusqu'à midi, les plaines sèches et crevassées. Ils y avaient vécu. De là s'étaient préparées les grandes victoires : députés assurés et maintenant barons, les régions entières prenant ses couleurs, son chiffre, le pays maintenant sien, qu'il domine. Il a quatre-vingts ans. Il meurt, il le sait. Il a fui le palais dont il était plus que le maître, l'ombre, et dont chaque serviteur, chaque pli dans les rideaux l'effraie. Les palais n'oublient pas les crimes. Il se prend, parfois, de remords. Les cahiers tendus qu'il doit signer, les nouveaux amis qu'un mourant peut encore aider, les préséances respectées, les regards lourds, et la certitude qu'au « roi se meurt » si souvent prononcé succèdera bientôt « le roi est mort », les noms qui circulent.

Depuis quelques semaines, il a retrouvé la propriété. Enfin, ceux qui le servent l'aiment. Sa puissance s'est tarie. Personne ne vient recevoir sa bénédiction et les batailles se gagnent sans lui, maintenant. Il a rassemblé tout ce dont les mourants ont besoin, pensent-ils : les photos, les articles de presse, les disques, un bijou de sa mère, un chapeau, quelques romans, une décoration, un chauffeur, un cuisinier, deux ou trois amis. Pourquoi revenir ici ? Il ne désire pas que sa vie forme un cercle, qu'il meure où il naquit et où naquirent ses parents, où il aima et triompha pour la première fois. Il n'avait pas peur des couloirs du palais, ni même de qui les arpentait. Il ne pense pas vivre plus longtemps près de la terre, des vignes et des cèdres qui, murmure-t-on, lui rendraient la vie. Il croit que dans les collines, près des ceps, pris dans la brume, sous de vastes arches, plus prêt de la matière qu'il rejoindra bientôt, la différence se sera amoindrie entre sa vie et sa disparition. Ce qu'il connaîtra ne sera pas même un passage. « La mort » est un mot trop peu technique et comme inadapté. Rien de douloureux, de lourd n'aura lieu, il n'y aura pas même un regret. Lorsqu'il tombera, depuis longtemps déjà, il ne se différenciait plus des mousses ou des bruyères. Les oiseaux ne se levaient plus à son approche. Les branches qu'il poussait bougeaient et bruissaient à peine. Ce que la nature a de beau et de triste, il n'était plus là pour s'en apercevoir. Sa mort serait moins qu'une modification.

Médiocrité.

Jusqu'à ce que tout ramène à sa médiocrité. Elle n'était pas même joyeuse, chaleureuse, elle l'est parfois, lorsque nous découvrons ce que chacun sait déjà, que nous ne sommes pas seul à aimer les bières et la chanson, les promenades sur les quais de Saône. Ces appétits si simples, qu'ils soient communs nous rassure. Il ne comprenait pas, ne se sentait pas concerné, son désintérêt même était douloureux. Une aspiration élevait les hommes hors de ce qu'ils étaient. Il n'était pas concerné.

dimanche 30 janvier 2011

Ronron.

Il répétait justice et vérité. C'était pour lui, avoir un plancher où poser un pied. C'était aussi le début du ronron.

259. Soubie.

Ce qui surprenait, c'était son insignifiance, les propos non pas convenus, mais quoique fins et intelligents, attendus, sans doute mieux exprimés qu'ailleurs, mais entendus ailleurs. Il souriait et rien ne devait empêcher la marche du monde, qu'il avait prévue, sinon décidée. Il était puissant. Il conseillait les princes, mais rien de ce qu'il disait ne les surprenait. Ils avaient déjà pris les décisions qu'il conseillait. Il pouvait être malicieux ou sinistre, terrible lorsque la perte d'un homme était décidée, mais enfin, il restait un notable, ce que l'idée de notable implique, la rondeur, une forme d'égoïsme par omission, l'ignorance de la souffrance d'autrui, l'absence de pitié pour soi comme pour le monde, toujours, les calculs et les yeux brillants, la réflexion tournée vers l'affaire à ne pas manquer. Souriant, affable, d'une sympathie propice aux affaires, mais vite décontenancé, réagissant plus vite encore, et châtiant. Sa fermeté ne se discutait pas, et tout dépendait d'elle. Tout se discutait sinon quelques principes et son confort bourgeois. Il s'était délesté de ce qui pouvait faire de lui une caricature : il ne s'occupait pas des mœurs, les siennes étaient libres et réglées. Il n'aurait poussé personne aux désespoir, et toute question avait sa dimension sociale. Les airs inquiets ne restaient pas sur son visage.

Un ordre supérieur, qui existait sans doute depuis la Hanse, les blés et les draps, arrangeait tout. Il conseillait les princes depuis bientôt mille ans, et c'est pour cette raison que personne ne le remarquait et qu'évoquer même son nom était, plus que dérangeant ou intrigant, inutile. Il serait là dans mille ans, et il n'est pas sûr que les hommes n'aient pas à le remercier. La violence exercée lui répugnait. S'il ne disait rien d'extraordinaire, c'est que rien de ce qui est ordinaire n'apporte la guerre et la faim. Il n'était pas bon toutefois, il était tout ce qui empêche le dérangement, et les révolutions sont des dérangements. Il était la puissance et la stabilité.

258. Paroxysme.

Une crise ne se résout que dans son paroxysme avait-on dit. Il avait entendu ce bruit qui passait dans les couloirs, que de jeunes gens disaient, que murmuraient ceux qui savaient. Les émeutes et les flammes. Tout cela pourrissait. Personne du cabinet n'avait été cynique, n'avait attendu que la peur ne soit là avant d'être l'ordre et la tranquillité et d'envoyer la police. On ne pensait pas aux élections, aux taux et aux courbes, seulement aux feux qui ne s'éteignaient pas, à la haine qui, de même, croissait encore et entraînait tout. La crise se résoudrait-elle lorsque une violence inconnue apparaîtrait ?

Le paroxysme était là : des centaines de jeunes gens, de voitures brûlées, l'inquiétude qui, depuis vingt ans n'avait pas été si puissante, des troupes d'occupation.

La crise se résoudrait bien, dans son paroxysme et dans une situation qu'on ne vit jamais : vingt mort, la démission d'un ministre d'État.

Marin.

Marin gouverna sans enthousiasme, sans passion, avec un scepticisme qui l'emportait sur tout. Il disposait d'immenses pouvoirs. Il était précédé et serait suivi d'incapables et de lâches. Que d'autres ne disposent pas de ce qu'il avait en abondance était un plaisir d'envieux, la satisfaction que d'autres fussent plus vides et vains que lui. Qu'une mandature ait été plus inutile que la sienne ne l'enchantait pas, mais un soulagement le prenait.

La réalité résiste à la volonté.

La réalité résiste à la volonté.

Crâne.

B. était courtois et brutal.

Il s'abaissait volontiers à signifier à son adversaire qu'il n'était rien et qu'il devait choisir entre se soumettre et disparaître. Ses costumes chers étaient admirés, ses manières aussi, bien que craintes également. Il ne fut pas regretté, mais on se souvenait des importantes victoires que sa présence seule avait assurées.

Indifférence.

Julien n'avait pas compris que la qualité déterminante, pour un chef d'Etat, n'est pas plus le courage que la compétence, mais l'indifférence. Les succès de Marin s'expliquaient ainsi.

Marin (encore).

Tout venait et aspirait et retournait au néant.

Être indifférent était sa manière de détester, oublier, sa manière de faire le mal. Faire comprendre à ses ennemis, ou à des amis devenus inutiles qu'ils n'existaient pas (lui-même n'existait pas) les rendait douloureux et humiliés. Le vide sommait d'exister. Personne ne tenait face à lui, personne ne prenait barre sur lui. Il ne prenait pas même la peine de dire "Qu'est-ce que cela ?". Tout était comme transparent. On ne mourait pas plus qu'on ne disparaissait : on n'était pas, on n'avait pas existé. La balance qui nous contenait ne penchait jamais. Marin passait.

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Il n'avait pas décidé s'il serait martyr ou maître du monde.

Ronéo.

Être un bon militant, disait Guy Mollet, consistait à faire tourner la ronéo. Personne ne déploya plus de trésors d'inintelligence et d'inobservation du monde, ne nia ou ne courba autant la réalité afin qu'elle soit conforme à ce que disaient tracts et affiches. Le Parti ne proposait pas des slogans mais des évangiles, et des mantras à toujours répéter. Les arguments étaient là. Il fallait répéter les mêmes chiffres, opposer les mêmes démonstrations aux mêmes critiques. Les citations choisies venaient au moment opportun. La ronéo, le ronron dirait plus tard Julien, tournait.

Julien n'était pas scandalisé. C'était son caractère, plutôt que de tonner et de prendre à parti et de monter sur les tables, de rester comme douloureux et de ne pas comprendre.

Malraux.

André Malraux n'a jamais avoué au général que c'est l'Intérieur, non la Culture, qu'il désirait.

257. Simone.

Dans des sous-préfectures, dans des collèges, lors de projets, lors de rencontres, elle avait pris la parole des milliers de fois, et n'avait dit, des milliers de fois, qu'une même histoire et une même sincérité, sa conviction qui ne changerait pas. Au bout de combien de temps avait-elle cessé de croire à cela, qui était sa vie, son héroïsme passé et sa vie à parler de cet héroïsme ? Le discours sincère et émouvant, terrible par moments, si parfaitement, avait peut-être été un mensonge dès la deuxième fois. Au bout de combien de fois a-t-elle compris que sa vie de résumerait à ces comices citoyennes, à ces inaugurations, à cette dignité dont personne ne doute ni ne veut, aux sages robes et aux sages toilettes, à l'air entendu, sage, aux bijoux discret et à la grande bienveillance, la grande intelligence que chacun de ses gestes montrait, à ces honneurs inutiles, aux buffets de mairies de taille moyenne ? Elle était la matriarche et la dame, la grand-mère aux beaux restes, la beauté et le savoir, l'aisance en toute circonstances, le passé glorieux, le courage, l'inattendu et la subversion, parfois. Ceux qui la connaissaient l'aimaient. Elle était exceptionnellement critiqué, et toujours calmement, posément, avec excuses, précautions, sans que l'on ne cessât, un instant, d'admirer ce qu'elle est.

Elle était d'autant plus estimée que personne ne la craignait. Sa carrière politique n'était plus qu'une suite d'honneurs et de commissions, de conseils riches et nourrissants, et bien payés qui proposent à peine et ne décident de rien. Elle avait tout ce qu'elle désirait hormis le pouvoir. Sa légende et ses évidentes qualités auraient dû la sacrer. Elles la lestaient d'un poids terrible, une gloire inutile. Elle paraderait et serait entendue. Elle ne signifierait rien. On l'admirerait lorsque paraîtraient ses mémoires. Ses funérailles seraient nationales, et le chagrin comme unanime. Elle ne serait pas moins influente dans les caveaux que l'on réserve aux grands hommes. Certains auront soupçonné toute la douleur qu'il y a dans les louanges et l'estime qu'on lui portait et qu'elle ne désirait pas.

Ce qui l'aurait sauvé, l'orgueil, lui faisait défaut, et son calcul en tout lui avait nui, et occupait ses nuits. Elle n'avait pas réussi à se convaincre qu'elle était une grande dame.

mercredi 26 janvier 2011

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Sur toutes les photos, il avait la main sur le cœur.

lundi 24 janvier 2011

256. Matelas.

Que sont la masse d'hommes, de chiffres, de paysages, de propos dans quoi l'on s'enfonce, qui vaudraient s'ils se raréfiaient et qu'un homme seul paraisse devant une montagne et aurait un message, qui, s'ajoutant, ne valent rien, rentrent dans un système de statistiques et deviennent pures quantités ? Le pays était un lourd matelas. Quand les Allemands sont entrés en Union Soviétique, Staline le sut trois heures plus tard. Personne n'osa le réveiller. Qu'est-ce que cela a changé ? Qu'auraient changé cinq divisions de blindés ? Ils ne furent pas défaits, ils se perdirent. Ils ne furent plus rien dans mille kilomètres de forêt, de plaine, quand chaque arbre est une tombe, puisque chaque lac permet de s'y perdre et de ne plus être, puisque pareillement, les villages sont habités par des soldats furieux qui, ne mangeant plus, tuent et défendent toujours. La France était pareillement une somme de chiffres et de courbes, de vallées, d'hommes et de femmes, où tout était envisageable et où rien n'était donc. Où l'on se perdait, où tout était dans tout.

dimanche 23 janvier 2011

255. Manmohan.

Il ne gagnerait pas les élections et le savait depuis longtemps. Il était calme. Il répondait avec courtoisie et intelligence. Voilà les choses étaient ainsi. Vous ne gagnerez pas. Les choses sont tout de même ainsi. Il n'appelait pas à lui la terre et le cœur des hommes, mais donnait son sentiment, et fatigué, sans grande force, il parlait. Il était médecin, grand-père, instituteur. Il était pâlichon et si raisonnable. C'était moins sa défaite que l'on présageait que cinq ans d'ennui et de mornes propositions pour de mornes résultats. Julien s'en souvenait. Il avait pensé : rien de grand ni de mal nous arrivera. Une triste paix, une prospérité scrupuleuse nous sont promises. Julien serait cela.

254. Voici la lourde houle...

Les forces du monde et de la terre s'étaient concentrées et l'irriguaient. Elles étaient ses pieds plaqués, ses jambes droites, puissantes, la voix qui montait et prenait qui l'écoutait, cinq mille auditeurs pareillement plaqués, ne sachant rien, étant une immense approbation, jouissant et scrutant, disant oui, encore applaudissant et ne faisant que communier autour d'un nom, moins qu'un projet, moins qu'une personne. C'était l'Histoire, bien sûr, qu'il avait vue, ce qui s'écrivait, les immenses assentiments. La joie des foules vidait ou remplissait, emportait. Elle les laissait vides et heureux, enfin disponibles. Les hommes qui priaient ne n'avaient pas attendu inutilement. La terre parlait, comme le ciel et les fauteuils. Julien admirait l'homme qui parlait. Il ne comprenait pas mais assistait tout de même à l'assentiment. Il ne comprenait pas qu'on autre fût élu. C'était une nécessité, mais douloureuse, l'assentiment qu'on lui avait arraché. Il ne pouvait en être autrement, les choses allaient ainsi. Il supportait avec peine la violence et la chaleur, et la suavité du lieu et de sa présence, de son élection dont rien ne pouvait faire douter, de sa coïncidence avec le bon et l'inéluctable. Les mots roulaient et quels que fussent les mots, ils auraient été applaudis, aimés. C'est ce qu'il n'avait pas voulu. Arracher un oui par le rut. Il était calme et savait prendre autrement. Il arrachait d'autres acquiescements mais pas dans la suavité et l'ardeur de ces salles chauffées, de ces phrases menées sans début, qui ne finissaient pas, levaient les bras et les cœurs. Il avait aimé mais il serait différent. Il ne lèverait pas les foules. Il pourrait les soumettre mais ne les prendrait pas ainsi. Il n'attendait pas les mers rouges et roses de drapeaux, les hymnes, la joie trop forte et trop sourde, les noms hurlés.

254-5. Deux souvenirs...

La politique n'avait pas été une chose précoce pour lui. Il avait vingt ans, peut-être vingt et un quand il décida de militer. Beaucoup était sensibles à tout cela depuis leur adolescence, depuis que leur père, quand ils étaient enfants, les prenait aux manifestations, leur montrait ce qui séparait le bien du mal, d'où venait les malheurs du monde. Il n'avait pas bénéficié de cela. Ses amis étaient de gauches, sans doute que ses parents votaient à droite, il éprouvait de la sympathie pour quelques dirigeants, était irrité par d'autres. Voilà ce qui composait son fond politique lorsqu'il arriva, la première fois, à une réunion du PSD.

Deux de ses souvenirs d'enfance avaient trait à la politique...

253. Récits de notre amitié.

Nous discutions. Il serait faux de dire que nous n'étions plus concernés par le temps. Il passait, nos montres le disaient, et nous voyions le soleil disparaître. Nous ne nous ennuyions pas. Que le temps passe ne nous affligeait pas. Nous étions heureux et indifférents qu'il passe. Nous savions qu'il était six heures, huit heures, que nous avions à faire le lendemain. Et puis ? Ce n'était pas la bière, la fumée qui nous entourait. C'était le plaisir d'avoir chaud et d'être ensemble, d'être vain surtout, et de savoir que l'inutilité de ce que nous disions n'avait nulle importance, n'avait aucune conséquence, que l'imprécision ajoutait même aux charmes de débats nourris par la sympathie, désinvoltes, que rien ne scandaliserait, pourrait étonner, tout au plus, et que les grandes colères seraient feintes et aussitôt oubliées. D'avance nous étions d'accord sur tout puisque nous avions les mêmes lassitudes et les mêmes enthousiasmes. Tonner et rire nous était même pénible, lorsqu'il se faisait tard. Engourdis, pleins aussi, nous savions encore que l'heure passait, que rien désormais n'avait d'importance, que rien n'en avait jamais eu, que notre bonheur, qui ne dépendait pas même de nous, serait plein et entier, après la fermeture du bar, après même que chacun rentre chez soi et songe au temps consommé, qui n'avais diminué, dont la diminution n'importait pas. Ou bien nous ne parlions pas, et d'être ensemble, l'un qui lisait, l'autre qui pareillement lisait le journal, qui scrutait les serveuses, qui tonnait alors que personne n'écoutait, pour qui le soleil et l'horizon seuls comptaient à présent, qui sortait un stylo et dessinait à un coin de journal, qui perdait son temps, n'ôtait pas à l'insignifiance des moments, ne la rendait pas plus digne d'être retenue, consignée puis appréciée, des années plus tard, mais elle permettait à cette insignifiance de n'être plus chagrine, de nous rendre comme insouciants de ce que nous étions. Ce n'était pas le bonheur, nous disposions toujours de secrètes ressources pour être contrarié.

Rien ne se passait, rien n'était intéressant ni digne d'être rapporté si ce n'est pour dire, encore qu'il était sympathique et bon et chaleureux, toutes les qualités privées qui n'empêchent, en rien, d'avoir été incompétent et peut-être cruel. Mais l'incompétence, les raisons cachées, notre fond trouble et mauvais, compliqué, la souffrance que nous infligeons parce que nous souffrons, la pesanteur, pour un temps, disparaissaient.

Presque aucune de ces soirées n'expliquerait ce qu'il était : il avait des amis, il souriait, il offrait des tournées. Eh bien ? Il aimait les bières blondes ou ambrées. C'était donc un être humain et nous le savions déjà. Il était plus épais que profond. Il avait des goûts et des antipathies. Mieux que cela. Des préférences. Le savions-nous vraiment ?

samedi 22 janvier 2011

252. Jésus devant les docteurs.

Il n'était pas joufflu ni ne se drapait dans des manteaux rouges ou bleus, mais enfin, avec obstination, il regardait les vieux prêtres. Son entêtement n'était pas la marque d'une intelligence supérieure, de sa lucidité, d'intuitions que lui seul avait, des premières marques d'un esprit pénétrant et que rien ne peut tromper. Il n'allait pas pleurer, mais enfin, il faisait la moue. Les choses n'étaient pas ainsi. On ne lui ferait pas croire que le temple ni le monde allaient ainsi. On était furieux face à tout cela. Et les cris ni les poings, la fureur incompréhensible et terrible des vieillards ne le faisaient trembler. S'indigner devant un enfant ne lui ôte pas sa moue et ne fait que le réjouir. On criait beaucoup, on le ramenait à la raison commune qu'il délaissait, qu'il continuait à refuser puisque, en effet, les choses n'allaient pas ainsi. Il levait le doigt et ne menaçait pas. C'était moins les propos qu'il rapportait, qui versait la fureur dans le cœur de vieillards morts depuis longtemps, mais la tranquillité, la simplicité qui étaient siennes lorsqu'il disait non. Sa moue faisait trembler les vieux murs. Rien ne le convainquait. Décidément, ce n'était pas cela. Il ne résistait pas, il ne se sentait pas tout simplement pas concerné. Il ne contestait pas plus qu'il ne demandait une révolution, il ne comprenait pas qu'on l'eût fait venir pour cela. Il ne boudait pas, mais enfin, il attendait que les morts en colère se rassérènent et vident les lieux. Ils tonnaient encore, il était calme et lumineux. Voici comme les choses étaient. On s'étranglait plus loin et, en dépit du bruit, personne n'écoutait. On criait, on s'épuisait à dénoncer. Jésus était devant le sanhédrin. Il ne cillait pas. Une voix douce et ferme disait ce qui était faux et expliquait, sans surprendre, des choses simples. Sans doute qu'on ne supportait pas qu'il délivrât des vérités aussi simples et que les évidences fussent depuis si longtemps oubliées, remplacées par des choses lourdes, secrètes et compliquées. C'était sa petite voix, sa petite moue que l'on ne supportait pas et qui le mènerait, plus tard, sur la croix.

vendredi 21 janvier 2011

251. Sur ****.

Monsieur de F. ne passait pas pour un homme grave mais il était sérieux. Son sérieux avait prise sur tout, envahissait tout et il n'y avait de conversation qui, lorsqu'il était présent, et sans que personne ne l'eût fait mander, ne s'adressât même à lui ou à ce qu'il pouvait représenter, qui ne tournât à l'entretien de théologie, à l'examen de conscience, au débat terrible et monstrueux auquel participaient héros et renégats, dont ne sortaient que des héros et des vaincus. Il n'était point sans charme ni talent, sa pénétration de vue suscitait l'estime générale et comme unanime mais tout se gâchait par la constance et l'ardeur, la fureur parfois, avec lesquelles il se flattait lui-même. Il s'admirait, il se réservait encore les encens les plus choisis.

Lorsqu'il cessait de s'adorer, il ne pouvait trouver d'autre sujet que lui-même et s'accablait de reproches infinis et peut-être plus sujettes à l'orgueil que ces fleurs et ces lauriers qu'il ne méritait pas plus. C'était des scrupules que personne ne comprenait, des hontes subites et cruelles, où toute mesure était perdue, des croix continuelles qu'il s'infligeait et qu'il trouvait délicieuses, parce qu'elles lui permettaient encore de penser à lui, de rester pénétré de sa personne et de son œuvre, de trouver d'autres sources à l'orgueil quand il semblait tari.

En outre, une fureur à ne point appartenir au commun, dans ce qu'il était, dans ses opinions, baroques, extravagantes, dans des subtilités que son goût de l'inédit rendait ridicules et, lorsqu'il parlait clairement et sans galimatias, qu'on se forçait à l'écouter, les opinions les plus communes. Un orgueil enfin qui se nourrissait de tout, poussé et chauffé par une vie à se mettre en scène même lorsque tout spectateur était parti et qu'il restait seul à se contempler, que tout enhardissait, que les plus basses flatteries n'effrayaient en rien, des fatuités soudaines et sans raison, enfin des libertés que rien n'autorisait, compliquées par des scrupules toujours recommencés. Avec cela, des regards de comploteurs bas et douloureux, la certitude, en souhaitant une bonne journée, d'œuvrer au perfectionnement et sans doute au Salut du monde, des mouvements qui tournaient à l'inquiétude, un dos qui se voûtait inutilement, les mains agitées et parfois secouées.

A tout moment, de grands rires secouaient son corps svelte comme un enfant, sans que personne ne sût ce qui suscitait ces rires, comme si les grandes tensions qui le parcouraient, les mouvements désordonnés et furieux aboutissaient à quelque point de rupture et qu'une secousse permettait encore de le relancer, et soit qu'il s'indignât, soit qu'il se châtiât, soit encore qu'il décidât de ne point paraître pour d'autant plus se montrer, d'éclater plus encore.

250. Traditions monarchiques.

D. céda la place à X. et mourut presque aussitôt. Quatre mois séparèrent les élections nationales des obsèques nationales, du roi mort et des acclamations au nouveau roi. Il l'avait découvert, utilisé, enfin choisi et désigné. Il avait trop visité, inauguré d'églises et de musées, de chantiers coûteux et entrepris pour sa gloire pour ne pas penser qu'il était le roi, qu'il régnait, et que son fils seul lui succèderait. Ce qu'il avait voulu, le Parti l'avait fait. Le peuple, pareillement, avait choisi ce qu'il voulait qu'il choisisse.

Ils s'étaient longuement entretenus ? Avait-il parlé d'autre chose que des portraits aux murs, des secrets de la succession, de l'attitude à conserver face aux alliés, des canards à nourrir ? Avait-il donné le secret des transmissions monarchiques ? Devenir le pays, imposer ses sacrifices et ses volontés. Être vaguement craint, fasciner par moments, mais, plus que tout, oubliant ou forgeant les critiques inévitables, inutiles, se chassant l'une l'autre, permettant tout de même d'être le centre des haines et des passions, être le seul. Être le seul et avoir coïncidé avec la France au point qu'elle ne peut se dispenser de son roi et de sa dynastie, ses lignes de fils, la primogéniture mâle. Il disposait des secrets des pouvoirs monarchiques.

jeudi 20 janvier 2011

249. Humilié et douloureux.

Il avait été une semaine, puis trente ans, humilié et douloureux. Il s'était retiré. Il n'existait plus. Sa vie ne s'était pas limitée à son appartement des quais de Saône, à son passé tristement contemplé, ou avec orgueil, à des voyages luxueux, Chine, Irlande, à la rédaction de notes et de mémoires, fort minces, aussitôt rangés et perdus. Je vois des salons tendus de noirs, l'ombre qui porte sur des bibliothèques, toujours plus présente, qui ne menace pas, mais étouffe, rend le monde triste et vieux, de vieux costumes, de vieilles manières. Je me souviens de la sollicitude de quelques amis, de femmes de ménage et de femmes de chambre dévouées. Il fut heureux, sans doute, ces trente ans. Il eut un métier et une vie. Il fut même gestionnaire. On y apprécia, sans doute, son honnêteté, ses scrupules, et on n'eut pas à oublier ce qu'on n'avait jamais su. Il ne lui était pas possible d'être heureux, mais à des heures, ce qui le liait à la douleur et à l'humiliation cessait d'être, une femme, une promenade, une soirée passée avec les amis qu'il dut connaître, les promesses de joie, peut-être.

Ses amis venaient peut-être de partir. Peut-être avait-il participé, la veille, à des fêtes terribles. Mais c'était un vieillard seul que je trouvais. C'était la reconnaissance et un sentiment de délivrance. C'était des yeux qui ne disaient rien, qu'on désirait charger de sens, les contempler pour trouver une souffrance dont l'exemple, le nom même manquent. Nous aimons nous savoir indispensables. Je suis sauveur et rédempteur, me disais-je.

248. Fin Mitterrand.

Il rongeait ce qui dévore et retenait ce qui a prise sur tout. Ce que chacun de ses actes disait, depuis que malade, d'autres décidaient, depuis qu'on le contestait et que les puissances qu'il devait, seul, remuer, d'autres en disposaient, depuis qu'il signait des décrets que d'autres prenaient, qu'il refusait de signer, que la machine fonctionnait cependant, moins efficacement, c'est qu'il désirait gagner du temps. Il lui était deux fois cruel. Par la maladie qui approchait et rendait tout moins incertain, tendait tout de noir. Tout fléchissait. Par le pouvoir qu'on lui retirerait bientôt, qu'on lui retirait déjà. Il bloquait et ronchonnait. Faisait guère moins que ce qu'il devait faire. Ses faiblesses étaient-elles moins douloureuses ? Il croyait user ses ennemis. Il refuser de signer. Il ne convoquait pas les conseils. Cet homme ne serait pas ministre. Il usait pareillement ses amis que sa disparition, du moins politique, excitait. Il leur refuserait le temps et la puissance. Il était Dieu pour quelques semaines. Il agirait et trancherait ce qui, au palais, entouré d'ombres et de morts, de serviteurs, d'amis plus que d'alliés, signifiait refuser de choisir, empêcher ses ennemis, et toutes les puissances qui n'étant pas siennes, étaient ennemies, d'agir. Il ne tonnait plus. C'était la force qui lui manquait, mais aussi la certitude que son calme, lui dont l'agonie était celle du pays, depuis dix ans, sa courtoisie, son autorité minérale faisaient enrager. Il recueillait les heures. Ce qui était sa puissance, moins le temps dont il ne disposerait plus, c'était son talent premier, ce qui avait toujours été sien, qui lui restait plus que sa verve, son charisme, ses ruses : la nuisance. Il exerçait pour avoir un pouvoir à exercer. Les amis et les ombres souffraient. Il s'effondrait parfois, et savait encore être courtois, discret, intrigant, littéraire, aimé, je crois. C'était cependant une concession qu'il faisait. Il n'exercerait plus sa pitié. Il lutterait encore, pour un pouvoir qu'il jalousait, et dont ses ennemis les plus terribles ne disposaient pas.

mercredi 19 janvier 2011

247. Je meurs.

Il se promenait encore le long de fleuves que nous ne connaissons pas. Il longeait des quais secrets. Il avait peur, pourtant d'être enlevé et ne pensait, comme les vieillards, qu'à la préservation d'un corps qui l'entraînait plus bas, le faisait souffrir et lui disait qu'il n'y aurait personne, bientôt, pour regretter cette souffrance. Il avait des passions de vieillards, les morts, l'argent. Tout lui rappelait l'imminence de sa mort, un sentiment physique, les os qui coincent et se brisent plus qu'ils ne craquent. Tout était prétexte à méditer. Il allait sur le fleuve des âges, fréquentait les cours des monastères, posait son doigt sur une bibliothèque, caressait les vieux cuirs, était devant une cathédrale, souriait encore, osait une blague et, gamin, restait un mort. Sa douleur, l'angoisse qui, la nuit, le prenait, il n'en parlait pas. Il disait parfois je meurs. Il ajoutait aux ténèbres. Que l'on souffre atténuait ses souffrances.

mardi 18 janvier 2011

Ride verticale.

J'observais encore la ride verticale qu'il présentait au dessus du nez.

[Nez, sourcils, ride, c'était une croix dont le centre attendait encore, me semble-t-il, une balle.]

Marin (encore).

Le néant l'aspire.

* Centre *

Julien, les puissances, le cœur, l'ensemble des points qu'aucun point n'organise, l'univers dont il faut, qui attend, un centre.

Vous serez un homme d'Etat.

Il avait été jeune. On lui avait promis un avenir d'homme d'État. Il avait bien sûr haussé les épaules. Ce n'était pas une modestie feinte, mais la certitude que cette phrase avait été dite à chaque stagiaire qui savait parler ou peut-être répondre, une lucidité quant à ses compétences, à son sens (non de l'Histoire) du devoir, des choses à dire et à faire plus qu'à dire. Il ne l'avait pas cru. Seulement, le mot était resté en lui. Ce n'était pas un espoir. C'était, maintenant disponible, le souvenir qui le persuaderait, au moment opportun, qu'il avait, en effet, une destinée.

246. Aides de camp.

Il rencontra des gens dont il ne connaissait pas l'existence. Ils vivaient pourtant, et devaient bien faire leur métier. L'un était jeune, l'autre vieux. Mais il n'était pas seulement jeune, il disposait d'un prénom, Nicolas, était timide, sensible et impressionné par ce qu'il voyait depuis cinq ans. Il avait des lunettes. Qui savait que son domestique vivait aussi et portait des lunettes, s'y attardait ? Un secrétaire, plus vieux, maigre, obséquieux, où personne n'entrevoit un charme passé, auquel personne, plus simplement, ne pense. Julien y pensait. Il ne l'appréciait pas, mais ne pas l'apprécier supposait qu'on savait qu'il existe. Suivaient aides, secrétaires, responsables, dont il connaissait l'existence.

lundi 17 janvier 2011

245. Julien Jeune.

Il aurait été juif, asiatique il y a cent ans. Sa peau était sombre, sans doute, dorée, olive, appelait moins les plages et le soleil que le sable qui brûle ou enfouit. Il était presque maigre. C'était un gilet, une échancrure trop grande, une chemise mal taillée, mal repassée, un pantalon sans doute usé, comme les chaussures, le pantalon, qui n'étaient pas des signes de pauvreté, et moins de négligence que d'une secrète et, en somme, très visible, coquetterie. Tenait-il du sage, scrutant, se desséchant devant ses secrets ou du révolutionnaire de stricte observance léniniste ? Sa prose nerveuse, honnête, les secrets de sa petite écriture menaient-ils au matérialisme didactique ou à la migration des âmes. Il portait des lunettes métalliques, rondes. Il comptait déjà parmi les vieillards et avait, comme eux, une patience et des colères désagréables, des débauches rares, nécessaires et qu'il cachait, la détermination de ceux que la mort prend bientôt. Il ne savait pas qu'il était beau ou intelligent. Il était estimé, parfois aimé, mais il souriait trop peu, trop rapidement. On tentait de le conserver près de soi. Il était convié aux fêtes, ne partait pas toujours mais on savait que le fréquenter ne pouvait durer et, qu'un jour, de la même écriture probe, nerveuse, il attaquerait et détruirait ce que nous appelons économie, religion, société. Chacune de ses phrases, la plus simple, marquait à la fois ses scrupules et sa détermination. Son projet l'emportait sur tout, qu'il connaissait seul, qui ne devait pas se résumer différemment de bien travailler et être sérieux. Il avait des carnets, bruns, marron, qui fascinaient les jeunes filles qui l'approchaient, qui ne contenaient rien sans doute, étaient, comme lui scolaire, appliqué, scrupuleux plus que de raison, à la fois tristes et gros d'un mystère que seul le temps, pensait-on, découvrirait. Nous espérions qu'il ne deviendrait pas ingénieur.

244. Bon mot.

La voix monte sans se perdre, ne descend pas, trouve quelque plateau où elle demeure, se perd si peu, les cimes qu'il pourrait presque, par moments, toucher, qu'il entrevoit. C'était son absence d'éloquence, son inélégance presque désirée. Les choses étaient ainsi. Vous aviez deux, peut-être trois solutions. Vous pouviez décider maintenant. Il ne comprenait qu'on l'ai fait déplacer pour des questions qu'il comprenait sans doute, dont il ne voyait pas l'intérêt.

La phrase qui enclenche des mouvements, des roues qu'on nommera, plus tard, Histoire, qui permet à la fois de produire et d'exprimer un moment était une phrase qu'il ne prononcerait jamais. Il pouvait, avec une certaine efficacité, sauver un ami, détruire aussi, mais susciter autre chose qu'une sympathie, aller plus loin que la connivence intellectuelle, ce n'était pas ce qu'il pouvait, ni même désirait. On ne ramènerait pas son œuvre à un bon mot. Nous ne passerions pas des ombres à la lumière. C'était pourtant lui dont l'œuvre serait ramenée à rien, dont seuls les maniaques se souviendraient et, lorsqu'il s'en souviendraient, penseraient à moins d'une phrase, à la délivrance. Le moment qu'il refusait de créer l'avait détruit.

243. Le pouvoir se prémunit.

Julien Queuille démissionne. Il s'agit pour le conseil de prendre la mesure, d'agir. Il a pris conscience de ce qui s'est passé, de ce qui a été exprimé. Il connaît les erreurs terribles qui ont été faites. Il ne doit pourtant pas se déjuger, puisque les erreurs sont celles d'un homme, non d'une politique conjointement menée et assumée. Le pouvoir réagit vite quand il doit se prémunir contre une menace. Une certaine quantité d'hommes et de femmes doit être sacrifiée. Un ministre vaut trois secrétaires d'État. Un ministre d'État vaut un ministre et deux secrétaires. Julien Queuille donc, Nicolas Garaud, Lise Jean-Selme ne font plus partie du gouvernement. Ces derniers retrouvent leur siège, n'iront pas grossir le prochain gouvernement, par décence et par souci de dignité, mais celui d'après, celui qui le suivra. Julien est moins oublié qu'il ne disparaît. Que vaut son évaporation sinon de confortables excuses pour ceux qui restent ? Il était le mal qui fut si bien expurgé que ses traces ont disparu, le fautif qui, enfin, désigné, châtié, vide les lieux, fautif si bien choisi que sa mémoire ne reste pas.

Ce qui, terne et d'or, résiste à tout, l'emporte sur tout, qui sait se prémunir comme survivre quand rien ne reste, la puissance, la permanence, l'assurance, la certitude, l'incompréhension qu'on lui refuse la puissance et la stabilité, tient encore. La machine s'est enrayé un instant. Elle roule, à présent. Faut-il plaindre un homme qui fournit un si bon rouage, une si bonne huile, enfin, pour les rouages ?

Allocution.

Une allocution était prévue. C'était, plus que les drapeaux, la lampe dorée, un coin de portrait, les murs du palais que l'on savait hauts, profonds, c'était le bureau, la laque et le vernis, à perte de vue.

dimanche 16 janvier 2011

Coups d'Etat.

Les couloirs bruissaient de coups d'État qui n'existaient pas.

242. Attentats.

C'était se donner trop d'importance : après les attentats, le gouvernement eut peur. On pensait que de nouvelles attaques étaient imminentes, un meurtre, la capture d'un ministre et de son cabinet, une grande explosion, voitures retournées, verrières soufflées. Le soir, lorsque seules les lampes et les bougies dorent les salons, lorsqu'elles laissent toutefois des coins, des bouquets, les pendules, les bibliothèques, les vieux volumes dans l'ombre, ils tremblent. Est-ce ainsi que les vieillards s'effraient, lorsque les sorcières suscitent plus de nostalgie que de peur, que les maladies ont été vaincues, pour un temps ? Ils se disaient « Ne cédez pas, si je suis capturé car moi, je ne cèderai pas. » Ils se disaient aussi « Nous mourrons avec fierté ». Il y avait une gloire à tirer de tout cela, de quelques fous tuant le chauffer, les gardes du corps, menaçant, terribles, torturant, assassinant, l'espérance aussi de mourir ailleurs qu'au Val-de-Grâce, la certitude de mériter les obsèques nationales. En venaient-ils à l'espérer ? Sans doute que non, et l'héroïsme venait bercer, réconforter les vieillards. Ils n'espéraient rien, ils attendaient le bruit qui claque, le cauchemar des gardes du corps.

241. Gris.

Julien est à Paris. Il a plus désiré cet instant qu'il ne le pense. Il est député. Il n'ose pas penser qu'il est jeune et beau, ce qu'il est pourtant. Il s'est préparé à toutes les choses, aux manœuvres, au cynisme qui emporte tout et, plus que tout, à l'échec. Il attend de connaître le cœur frémissant du pouvoir. L'Assemblée frémit, brûle parfois. On y est beau, différemment de Julien, trente ans, svelte comme un enfant, on resplendit toutefois, on tonne et on devient, pour quelques minutes la France, la Liberté, les droits humiliés et bientôt triomphants.

Il travaille parfois. Il fréquente les commissions, les conseils. Il connaîtra, pense-t-il, le frisson de ceux qui côtoient le pouvoir. Il est un hiérarque. Il ne comprend pas que tout soit gris.

samedi 15 janvier 2011

240. Liturgie des notables.

Le Parti Socialiste Démocrate était étonnant lorsque Julien le prit. Les assemblées de notables. Les notables qui décident de tout et mêlent à tout les considérations métaphysiques et locales. Les ambitions qu'il ne fallait pas afficher, auxquelles on ne pouvait renoncer, une semaine, sans se suicider.

La formation du cabinet à venir réglait la vie du Parti. Il n'était pas difficile de devenir ministre, ni même de le rester. Mais accéder au pouvoir puis l'exercer, ce qui demandait, outre la stabilité, la réunion d'un nombre important d'amis et de valets dans ce cabinet, demandait le soutient du Parti, donc des notables qui ne soutenaient pas. Ils disposaient. Flatter, promettre, s'engager n'était rien. Il fallait équilibrer Les forces et ne soumettre personne, moins synthétiser qu'anesthésier pour un temps, en sachant que rien n'était stable plus d'un an, que d'autres baronnies désiraient parler, partant, régner.

Tous les ans, nous réunissions le ban et l'arrière-ban des démocrates. C'étaient les libéraux, les sociaux, les rénovateurs, les fondamentalistes, les modernes, les gestionnaires, les garants des libertés fondamentales, les radicaux, fort sympathiques, tous, aimant à se scandaliser, n'étant jamais sots, absurdes, ni ridicules, discourant avec intelligence, intéressants, fins et justes, chacun sachant convaincre, proposer, former un nouveau cabinet, se neutralisant tous. Lorsqu'une majorité était presque constituée et qu'il ne manquait qu'une voix, qu'un siège, c'était les anticléricaux, ils existaient encore, que l'on faisait venir. Ils étaient souvent la vie qui manquait au partie. Ils avaient plus d'entrain que de force, plus d'idées que projets, étaient sympathiques à tous.

Tous exécraient la liturgie parce qu'ils la pratiquaient.

Regard.

C'était encore ce regard narquois et insensé.

239. Technocrates.

C'était l'autre visage du pouvoir, morne et peut-être chagrin, les longs visages bourgeois. Ce n'est pas l'appétit qu'on y devine, mais la satisfaction que procure le travail bien mené, le monde qui va, une arrogance rentrée, une incompréhension presque touchante pour tout ce qui est inattendu. Une imagination nulle sans doute, une intelligence sue, estimée, des performances grises, sans équivalent, la compétence qui l'emporte sur toutes : l'aptitude à faire tourner machines et boutiques, à faire rouler le monde. Ce sont ces personnages qui, de tout temps, ont porté sur leur visage, dans leur costume, dans ces mains qui n'ont jamais tremblé, la démarche sûre et sans grâce, sur leur regard absent, le secret de la puissance. Les secrets les ont rendus gris. Eux seuls qui ne convoitent rien, que la flamme ne prend jamais, puisqu'ils possèdent, et qu'une possession supérieure à la leur ne relève pas du désir, mais de l'ordre des choses, qu'elle est acquise, qu'elle l'est de tout temps. Ce sont les grands bourgeois que le pouvoir n'impressionne pas, ni ses pompes, ni ce qu'il suscite.

Ils ne s'effraient pas. Les révolutions les surprennent plus qu'elle ne les perturbent. On a pu les persécuter, de temps à autres, les gouvernements tentent de s'en passer. Ils ne comprennent pas. Passés au pouvoir réel, ils ne s'intéressent pas aux dorures des édifices officiels, aux bancs, aux séances, aux cabinets qui se forment, qui démissionnent parfois, aux femmes et aux hommes qui laissent la place à d'autres femmes et à d'autres hommes, qu'on n'oublient pas et qui disposent d'à peine moins de pouvoir qu'au moment où il exultaient et choisissaient. Ils restent lorsque la majorité vide les lieux. Ils sont ailleurs et siègent aussi, comités, conseils, assemblées que personne n'élit, qui ne représentent personne, et qui décident cependant. Ils pourraient être laids, ou parfois séduisants s'ils n'étaient antipathiques, si ternes qu'ils deviennent tristes. Costumes gris, chemises rouges, il passent. Parfois, une page de magazine recueille un semblant de sourire. Le regard se voudrait décidé. Sont-ils satisfait du monde dont ils disposent ? Sans doute.

238. Camionnette.

Il sortait (et pas seulement pour ses débauches nocturnes) seul, sans protection. Il prenait une voiture et des habits simples et élégants qui lui permettaient de passer inaperçu. Les vitres étaient sombres. Il aimait se savoir vulnérable. Ce n'est pas que des attentats le menaçaient, qu'un enlèvement était possible, qu'on le prenne à partie n'était pas même envisageable, puisque le respect qu'on ne portait pas à l'homme (même si son allure, son phrasé, son calme et la vanité des grands bourgeois intimidaient) chacun le portait à la fonction. C'étaient des frissons plus grands que ceux donnés par la direction des armées, et par la possibilité de supprimer, parce qu'on l'a décidé, le monde. Il conduisait, la nuit. Il connaissait les embouteillages, les insultes parfois. Qu'une femme l'accompagne, qui n'était pas sa femme, plus jeune, moins sèche, n'était rien. Il était parmi le peuple. Jamais il n'avait été plus grand. Il était roi sur le trône comme au volant. Il ne se diluait pas dans le peuple qu'il fréquentait presque. Pensait-il qu'il y diffusait sa secrète grandeur, que chacun gagnait à cette proximité : qu'il restait humain, qu'il conservait sa bonté et qu'il les élevait ?

Le palais, plusieurs nuits par semaine, était pris par l'angoisse. Où était-il, cette fois-ci ? Rien ne le menaçait sérieusement. Pourtant, et si ? Personne ne disait rien, jusqu'à ce qu'un léger accident, un matin, il était rentré dans une camionnette de livraison, fit connaître au pays ces disparitions. Les responsables de la sécurité parlèrent haut devant le roi. Il ne connut plus le plaisir de se mélanger.

vendredi 14 janvier 2011

237. Trônes.

Il a croisé ses jambes et s'est enfoncé dans le fauteuil. En entrant dans le salon il a pris un objet qu'il tient à présent dans sa main. Ce n'est pas une pièce d'un jeu d'échec, qu'il scruterait, qu'il prendrait entre deux doigts, dont il suivrait les contours du doigt. Il ne se pique pas à la pointe du fou. Ce n'est pas un globe où son regard négligent se poserait.

Il attend d'être reçu. Le président ne fait pas antichambre. Il médite. Il s'est absenté, il s'ennuie, mais ce qui entre dans ses réflexions ce n'est pas la pluie qui tombe depuis quelques jours, un pantalon dont les plis manquent de grâce, les mots qu'il dira, ceux qu'il évitera, le sourire des secrétaires, et la qualité des laques qui, semble-t-il, diffusent plus qu'elles ne reflètent la lumière. On l'observe, ce dont il se doute. Il n'oublie pas d'être grave, ni même de parler bas et, ce qui est, pensons-nous, gronder, et qui n'est que ronchonner. Ses traits se froncent. Le roi aime que chacun se demande s'il est à l'origine de sa contrariété.

Il s'installe plus profondément dans le fauteuil. Il s'oublie. Ce qu'on ne tolèrerait qu'à peine d'un adolescent fait qu'un roi est un roi. Tout lui est un trône. Il est beau encore, digne, lorsqu'il boude ou qu'il s'ennuie. Depuis dix minutes qu'il s'est assis, la lumière a baissé. Ses yeux, son nez font une ombre. Elle augmente et s'étend à tout le visage. Ses mains reposent maintenant sur les accoudoirs. Les conseillers penchent parfois leur regard vers lui, et pensent, comme lui sans doute, à la mort qui le prendra bientôt, aux doigts, déjà maigres et torts, à son visage de mort, aux yeux qui brillent toujours, à la voix qui ne tremble pas, à sa puissance qui n'a jamais été moins flexible, à son autorité inentamée, aux murmures qui augmentent, lorsqu'il passe et que ses joues semblent plus creuses, qu'aucune jambe ne vient gonfler le pantalon. Il règne pareillement. L'or et le cuir, les trônes, le palais de brique, celui de marbre font moins que la certitude qu'a chacun que sa volonté passe avant tout.

Plus tard, le roi serait sur une chaise pliante, assez assuré de sa grandeur.

Justifier une vie.

Il avait connu cette joie de dire quelques mots, délicats, choisis, bien que déjà dit à tant d'autres, de serrer la main et de faire rosir, de savoir enfin que ces mots seraient répétés, et qu'ils justifieraient, parfois, une vie. Comment vous appelez-vous ? C'est un travail prometteur. Je vous remercie Mademoiselle. Vous irez loin.

236. Souffre-t-on ?

Était-il moins sensible aux coups reçus ? S'était-il cuirassé ? Rien de ce que nous appelons résistance ne s'était développé en lui. Les coups portaient, n'étaient pas moins mortels, n'étaient pas accueillis avec indifférence, touchaient encore.

Ce qui était, cependant s'était modifié. Ce n'était pas la sensibilité qui diminuait, les résistances, qui augmentaient, ou l'armure naturelle qu'apportent les épreuves, les souffrances au pouvoir, d'être vu et d'être impuissant, d'assister à tout ce que l'on devait accomplir et qu'on n'a pas fait, la prise sur les hommes et sur le monde qui manquait, les injures répétées. Nous souffrons pour des raisons diverses, et diversement, et ce que disent les horoscopes, les promesses liées à l'amour, la santé, le travail s'applique à nous d'une manière qui n'est pas unie. Ceux dont le pouvoir engloutit tout et répond de tout sont également frappés. La souffrance disparaît devant le pouvoir. Le deuil s'efface devant les responsabilités, les mots à choisir et prononcer, les couronnes barrées de rubans et les messes à Notre-Dame, la sympathie et les succès qu'impliquent la mort d'un père, d'une femme, le respect et le rang qui l'emportent sur tout. Est-on malade ? Les puissances s'infiltrent plus sûrement que la maladie, maintiennent celui qui n'a plus d'os ni de muscle, dont la prostate gonfle et se creuse. L'amour est offert par chaque secrétaire.

Ou frappe-t-on ? Le corps n'a pas diminué mais ses organes n'occupent pas les même place. Il n'a pas durci mais s'est modifié. Il a trouvé d'autres lieux où pousser. Ils ne comprennent pas qui frappe, où il frappe, sinon que des corps et des veines ont accueilli les coups, d'autres poumons.

Qu'est-ce que cette douleur qui s'épanouit ? Qui fond autant qu'elle s'infiltre, disparaît par moment et devient le corps qu'elle a frappé ? Quand son père meurt, quand son époux part, que le cœur cède et qu'on se réveille, une fois encore, vêtu de blanc, que les discours charrient et utilisent, convertissent même, aorte, époux, caveaux blancs, tâches noires et brunes.

Souffre-t-on ?

jeudi 13 janvier 2011

235. Terne. Manuels.

Une chose étonnait lorsqu'il évoquait un événement célèbre, qu'il racontait comment il avait vécu tel grand moment de notre histoire récente. Il parlait comme un bon manuel scolaire. Il était présent. Il avait même contribué à la victoire. Il avait participé à l'Histoire et il parlait comme le plus terne des professeurs de lycée. Rien de personnel, aucune anecdote ne s'ajoutait.

Je crois pouvoir l'expliquer. Il avait été professeur, certes, mais il devait se douter que les électeurs ne révisaient pas un examen. L'Histoire était écrite par les vainqueurs et personne ne proposait autre chose que ce qu'il défendait. Il était terne comme le monde devait être terne. On s'était beaucoup moqué des dix ans pendant lesquels il avait exercé le pouvoir. Ridicules, sans aspérité ni intérêt, c'était les idées inutiles qui croissaient et prospéraient. C'était aussi le pays qui doucement prospérait, que l'on écoutait, qui oubliait certaines de ses douleurs. Le monde qu'il désirait était ennuyeux, sans anecdote, sans rideau que l'on tire et qui donne sur les cachots ou sur les caisses, il désirait l'ennui que procurent la prospérité et la tranquillité. Ce qui enthousiasme et par cent détails séduit, l'imprévu et les coins sombres, ce que l'on révèle, ce que l'on évoque à peine trente ans plus tard, décevait, tuait parfois.

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Vrai sujet et centre de tout : la puissance.

234. J-M.

Depuis qu'il n'existait plus, que son souvenir existait encore, que la peur et la ferveur qu'il avait suscitées commençait à faiblir, il était heureux. Il avait beaucoup parlé et beaucoup scandalisé. Il parlait encore, permettait encore de se scandaliser et de hurler parfois. Il parlait de ce qui menaçait le pays, qui déjà l'envahissait et fondrait encore sur lui pendant dix ans, vingt ans, jusqu'à ce que le pays disparaisse ou soit englouti. Il citait Malraux et Lénine. Il évoquait Nietzsche, ou sainte Thérèse. Il parlait des étoiles qu'il contemplait et qui étaient propices, disait-il, à la méditation. Sur son voilier il était prophète. La conversation reprenait. Son humeur était grave, puis joviale. Il était déjà plein de légèreté. C'était sa bonne humeur qu'on ne lui pardonnait pas, plus que sa suffisance, les angoisses qu'il provoquait, l'horreur qu'il était, plus encore sa bouche, ses grosses lèvres, l'étroitesse de jambes qui ne portent rien, la certitude qu'infâme et inutile, il ne regretterait rien et aurait aimé sa vie, plus ceux qui le suivaient et l'accablaient qui eux, n'effrayaient ni ne réjouissaient personne, qui ne savaient pas même s'égayer eux-mêmes, eux qui ne parlaient pas des étoiles ni de Mao. Ce qu'il disait n'avait aucune importance. Le numéro ne variait plus maintenant, était continument présenté à qui lui tendait le micro. Les réponses étaient prêtes, comme les questions qu'on ne lui poserait pas, auxquelles il répondrait toutefois. Il saurait comment parer et frapper. Il charmerait par ailleurs, ce que personne n'avouait, que la douceur et le rut appartenaient, eux aussi, à la terreur.

233. Jospin.

Il ne donnait pas d'interview sans que des adverbes inattendues s'insinuent dans ce qui ne devait être que des propos à bâtons-rompus, libres, disait-il. Factuellement revenait toujours. Il répétait aussi physiquement, biologiquement parfois. Dans ce qu'il ne discernait plus et qu'il n'avait jamais maîtrisé, il cherchait, je pense un plancher. Le trouverait-il en rassemblant des faits qui cent fois avaient été interprétés différemment, qui avaient déjà goutté, étaient devenus une nappe, voyaient les herbes et les bêtes pousser ? Pourrissaient. Il les prenait et les amenait à lui. Serait-il convaincant et ce qu'il aurait factuellement établi l'emporterait-il sur les soupçons et ce que charriait et insinuait l'ennemi.

232. Jospin.

Il évoquait son bonheur personnel, ce avec quoi entrent en balance les succès politiques, ce qui devrait l'emporter sur tout, une femme aimantes, des enfants pareillement aimants, de vieilles amitiés, le sport, les lectures, la présence dans un film, qui devaient, en dépit de son échec, faire de sa vie une vie réussie. Il disait combien il était heureux et fier, le répétait. Arrivait-il à se persuader qu'il aurait tout sacrifié pour vaincre ?

231. Marin.

Il était svelte comme un enfant quand tous étaient vigoureux, et quand tous forcissaient et ajoutaient à leur taille les années, et changeaient de pantalon et, quoique séduisants encore, voyaient leurs joues gonfler, il restait svelte et son visage se creusait. Son corps ne serait jamais musculeux, rien ne le gonflerait, ni les efforts qu'il s'imposait, ni les longues marches. Et quand les longues attentes leur auraient succédé, les cafés et les vins lourds, les sauces plus lourdes, il resterait un enfant. Enfant, il vieillirait, non en se gonflant ou en se desséchant. Rien ne lui serait ajouté ou soustrait. Son cœur ou le vide appellerait à lui la peau et les chairs, condenserait ce dont un corps débile et souple ne dispose pas en excès. Ferme comme un enfant, le regard d'un enfant, plus gris cependant, plus triste, il ne savait pas ce qu'il attendait.