Lorsqu'ils se sentaient mourir, ils se retiraient dans leurs propriétés. Vieilles, provinciales sans doute, mais retirées de tout, où de vieilles servantes, déjà dévouées depuis cent ans, assistaient aux agonies et pleuraient. C'était les terres où ils avaient grandi, les collines plantées de vignes, les régions austères, les forêts secrètes, la brume jusqu'à midi, les plaines sèches et crevassées. Ils y avaient vécu. De là s'étaient préparées les grandes victoires : députés assurés et maintenant barons, les régions entières prenant ses couleurs, son chiffre, le pays maintenant sien, qu'il domine. Il a quatre-vingts ans. Il meurt, il le sait. Il a fui le palais dont il était plus que le maître, l'ombre, et dont chaque serviteur, chaque pli dans les rideaux l'effraie. Les palais n'oublient pas les crimes. Il se prend, parfois, de remords. Les cahiers tendus qu'il doit signer, les nouveaux amis qu'un mourant peut encore aider, les préséances respectées, les regards lourds, et la certitude qu'au « roi se meurt » si souvent prononcé succèdera bientôt « le roi est mort », les noms qui circulent.
Depuis quelques semaines, il a retrouvé la propriété. Enfin, ceux qui le servent l'aiment. Sa puissance s'est tarie. Personne ne vient recevoir sa bénédiction et les batailles se gagnent sans lui, maintenant. Il a rassemblé tout ce dont les mourants ont besoin, pensent-ils : les photos, les articles de presse, les disques, un bijou de sa mère, un chapeau, quelques romans, une décoration, un chauffeur, un cuisinier, deux ou trois amis. Pourquoi revenir ici ? Il ne désire pas que sa vie forme un cercle, qu'il meure où il naquit et où naquirent ses parents, où il aima et triompha pour la première fois. Il n'avait pas peur des couloirs du palais, ni même de qui les arpentait. Il ne pense pas vivre plus longtemps près de la terre, des vignes et des cèdres qui, murmure-t-on, lui rendraient la vie. Il croit que dans les collines, près des ceps, pris dans la brume, sous de vastes arches, plus prêt de la matière qu'il rejoindra bientôt, la différence se sera amoindrie entre sa vie et sa disparition. Ce qu'il connaîtra ne sera pas même un passage. « La mort » est un mot trop peu technique et comme inadapté. Rien de douloureux, de lourd n'aura lieu, il n'y aura pas même un regret. Lorsqu'il tombera, depuis longtemps déjà, il ne se différenciait plus des mousses ou des bruyères. Les oiseaux ne se levaient plus à son approche. Les branches qu'il poussait bougeaient et bruissaient à peine. Ce que la nature a de beau et de triste, il n'était plus là pour s'en apercevoir. Sa mort serait moins qu'une modification.
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