jeudi 30 septembre 2010

158. Accablement.

C'était une grande fatigue. A mesure qu'elle augmentait, il éprouvait une chose qui lui était inconnue jusque là. Ce n'était pas l'angoisse, ou le remords, si familiers, un autre sentiment qui nous incite à penser que nous existons et que, pensants et conscients, nous avons quelque valeur. Ce n'était plus la manie égoïste de calculer ce que l'on désire et à quoi l'on ne voudrait pas renoncer, et les grandes douleurs que le renoncement susciterait. Plutôt un accablement, la certitude que rien de grave n'arriverait, non parce que l'on est hors d'atteinte, seulement parce que l'on a renoncé à tout. Que les désastres seraient bien des désastres à certains égards, et même indubitablement mais, sauf par un retour extraordinaire sur soi, et sans doute d'une lucidité dont on ne tirerait pas les conséquences, seraient tus, presque oubliés, bus par de plus grands désastres, par l'accablement, les certitudes disparues, le renoncement à tout, à sa dignité et à ses espoirs.

Et de nouvelles données à explorer : renoncement, détachement au moment même du désastre, absence, bonne conscience absolue, mépris de tout, et mépris absolu, qui ne juge rien de haut, qui ne toise rien et n'affirme en rien sa supériorité, mépris, indifférence, conscience seule que le temps passe et qu'il faut oublier qu'il a passé, oubli désiré, scruté. A la joie, avaient succédé les sombres et si profitables richesses de la tristesse, de l'angoisse. C'étaient de nouvelles richesses, profondes, si peu dites, celles du désengagement, de l'accablement si résigné, si plein de désintérêt. A quoi bon administre désormais le monde et les hommes, permet tout au plus de compter le temps, de souffrir par moments (si peu), d'être indifférent et de désirer, avec passion, plus encore d'indifférence.

La vie, plus tard, ou le matin, ou à d'autres moments encore, continuait. Il s'agissait que rien ne communique et bien sûr, les poisons, la résignation d'une part, les joies et les désirs d'autre part se diffusaient, et ne se neutralisaient pas.

157. La Délivrance. Début 7.

Le soleil est bas sur les quais. Julien Queuille est oublié. Peu changé pourtant, on ne le reconnaîtrait pas. Et il y a peu d'historiens ou de journalistes sur les quais. Les maniaques ne sont pas sur le fleuve gris, presque blanc par moments, sur le métal liquide, sur la douleur que Julien voit partout, qui n'a pas les dimensions de l'univers mais des plinthes, des herbes, des roseaux sur le fleuve, des dalles ouvertes et la terre entre les dalles, de la rouille du pont, de la laideur des façades, des coins d'affiche. Son manteau noir semble chaud, il n'aura pas renoncé, même lorsque son indignité lui était si manifeste, que chaque joint dessoudé, chaque éclat des carreaux lui disaient sa médiocrité criminelle, au confort bourgeois, aux écharpes et aux chaussures coûteuses, aux chemises, aux cravates, aux meilleurs restaurants, à ce qui peut préserver une vie que tout pourtant afflige.

Il est onze heures, voici un restaurant qui n'a pas ouvert. Il soupire. Le petit matin se lève sur le trottoir, sur les corps à perte de vue. Julien nous apparaît à onze heures, parle dix minutes et n'existe plus. Il habite toutes les chaînes, tous les sites, rien n'existe au monde que trois phrases, que les lèvres remuant c'est une décision que j'ai pris seul, et j'offrirai ma seule démission, les lèvres absentes encore, et d'où sourd mon échec ou ma responsabilité, ma douleur que rien n'exprime. Une presse, ses banquettes de cuir, son tabac. Une rue grise et bête. Il est encore au matin, à dire ses regrets et à quitter le monde. A ne plus être ministre, un raté dans une vie politique qui ne compte pas de succès. La promenade se poursuit, des quais aux places, aux rues piétonnes, au ciel gris qui ne se dégage pas, ni ne prend les couleurs blanches et perle qui les font aimer, écharpe de prix, portée par le vent.

Ce qui vient frapper l'eau et nous éblouir, qui pourrait faire oublier l'eau, grise, verte, roseaux, sureau, pylônes, colonnes de Mérovée, frappées, rongées, bues, cédant au fleuve et au temps.

156. Mélanges (propos général).

Des formes les plus élémentaires aux plus subtiles : diviser le monde en bons et méchants, en perdants et gagnants, en dignes et en indignes, en victimes, bourreaux et résistants ; aspirer à la nuance ; l'organiser dialectiquement ; critiquer cette dialectique ; critiquer la critique de la dialectique ; penser un sens différant, un sens qui tremble et qui est mouvant ; qui se ramifie et plonge, digérant, remuant, modifiant l'univers ; d'un amas à seulement interpréter, à faire valoir sans agir ; l'ensemble des images frappantes, des plus astucieuses [cf. damier, oignon] permettent de se découvrir brillant, de contenir les paradoxes d'un monde, de se payer de mots.

Julien commit telle de ces fautes, Marin telle autre.

Le souci vient de ce qu'il faut comprendre le monde pour le modifier, et que toute interprétation tend à s'embellir, à trop bien fonctionner, à ne parler que d'elle et de soi, et non du monde, de ce qu'il file entre nos doigts.

mercredi 29 septembre 2010

155. La Délivrance. Début 6.

Julien est devenu mon ami.
Je lui ai souvent parlé de ses discours, grands puis médiocres, de sa voix qui fléchit, une fois le paradoxe énoncé, le monde malfaisant compris, contenu, disparaissant, sa victoire et la pudeur que rien n'explique. Il songe à ses doigts nets, à son évidente bonne volonté. Il dit ne pas comprendre, il pense à la délivrance.

154. La Délivrance. Début 5.

[Il manque le 4].

Rien n'était plus sincère, lors de cette rencontre, que d'autres rencontres suivraient bientôt, que sa peine. J'étais séduit comme d'autres l'avaient été, dix ans auparavant. Il n'avait aucune facilité, mais chaque phrase était juste. Il avait renoncé, dit-il, à la vérité. Il était tout à la précision de ce qu'il me disait, non pas des dates, qu'il oubliait, des sentiments, des raisons, des motifs, des causes qu'il ne démêlait jamais, de sa souffrance qui était devenu, vingt ans après, mélancolie et; la nuit, les, regrets, la peine à dormir et à ne pas se réveiller, non pas que les cris des innocents ne le réveillent, mais que parler de l'innocence lui était tout simplement impossible, désormais.

J'étais séduit comme vingt ans auparavant, tous avaient été séduits. La beauté des articles pleine-page, du papier glacé, des entretiens, son humble puissance, sa force. Il était là, pour moi, je retrouvais le superbe ministre, la phrase admirable jusqu'à l'arrogance, considérée une seconde fois et devenue scrupuleuse. La beauté hésitante de qui n'a pas renoncé à l'exactitude, parce que les choses ont un nom et qu'elle ne changent pas et entrent en un système que la raison et la dialectique expriment, permet d'explorer et de modifier.

Il ne se rendait pas compte que si l'innocence ne lui était plus accessible, ce n'était pas parce que le mal, qu'il ne connaissait pas et qu'il n'aurait pu exprimer clairement, l'avait pris, plutôt parce que se considérant, plein de bonnes intention, de bonne volonté, de scrupules feint, il s'écoutait, cédait à l'orgueil, voyait moins le monde que ses doigts propres, parce qu'il pensait que l'honnêteté, la sincérité, la bonté, l'innocence communiquaient et se confondaient. Parce que plus que tout, il avait été orgueilleux, surtout lorsqu'il manifestait des scrupules étrangers à son tempérament, qui était de s'écouter et de s'enivrer, de souffrir ensuite.

Il vivrait encore trente-sept ans. En 2074, nous aurions tout examiné, il aurait tout accepté.

153. La Délivrance. Début 3.

Vide, sans doute enivré, pas si fier que ça, il me regardait.

Voilà.

Alors, que cherchez-vous ?

Mon essai, ma thèse. Je disais quelques mots. Ma réussite, mes résultats que je présentais, avec la modestie d'usage, mes projets.

C'est bien, c'est bien. Que puis-je pour vous ? Il ne se déconcentrait pas. Après n'avoir parlé que de lui, il me scrutait, désirait me sonder. Je ne bafouillais pas. Mes mots venaient avec facilité. Il me regardait, regardait son verre, nous

Voilà pour les banalités d'usage.

J'ai oublié cet entretien. J'ai oublié ce qu'il me dit, les phrases. J'étais passionné autant qu'intrigué, certes, mais c'était il y a vingt ans.

[…]

lundi 27 septembre 2010

152. La Délivrance. Début 2.

Il me révélait tout – et sans doute trop.

C'était les nouvelles de la veille : les bévues et la bêtise quotidiennes, qui se multipliaient et s'annulaient. Une comparaison que je ne comprenais pas. Le médiocre d'aujourd'hui ressemblait sans doute à celui d'hier, si ce n'est qu'oublié, je ne pouvais voir les subtils liens qui, selon lui, les unissaient. Une blague. Un autre verre de vin. Une bière et une autre référence, érudite. Un journaliste politique qui pareillement, célébré et tout puissant, avait passé et dont il ne restait rien. Quelques princes dont certains furent bons, aimés. J'en parlerai plus tard.

Il évoqua sa vie. Son enfance, sa carrière politique. Il ne me posai aucune question. Ou plutôt, il désirait savoir, et me demandait assez ce que je ressentais et si je désirais quelque chose (verre, gâteau, cigarette, etc.). Mais ce qu'était ma vie, sinon vaguement, un titre universitaire et un domaine, les sciences politiques, le laissait indifférent. Seulement un homme, non point cet homme chargé d'histoire, sa position sociale, ses goûts, ce qu'il fait le soir et le week-end, ce qu'il lit et qui il rencontre, la marque qu'il fume et qu'il boit, mais celui qui dispose d'une étrange chose qu'il peut nommer, quand tant d'êtres pleins de perfections l'ignore, une conscience.

Et voici le marché qui ne dura pas deux jours : j'étais à sa disposition et pouvais l'interrompre pour lui demander d'être plus précis ou pour me faire servir un autre verre d'eau. Je pouvais tout utiliser pour mon projet, quel qu'il soit, dont je serai le seul maître.

Il cessa de parler. Tout cela avait duré quarante minutes. Il avait dû y penser pendant trente ans. Il paraissait déçu. Ç'avait été un peu inutile, sans doute, beau, bellement exécuté, décoratif et parfois brillant. J'ai sans doute bien fait de le laisser parler. Il en éprouvait sans doute le besoin, et je me dispensais de réfléchir, de lancer la conversation, d'avoir à parler de moi et de dire combien, moi aussi, de choses inutiles et de les accommoder des blagues qui ne font rire que nous.

[Ou burlesque ou spirituel, pas les deux]

151. La Délivrance. Début 1.

Il y eut des banalités de part et d'autre : « J'aimerais rencontrer Julien Queuille. » ; « Que lui voulez-vous ? »,« Entrez » et des « j'aimerais » « si cela ne vous dérange pas », la suite des bon, ben, et des plus élaborés à vrai dire, n'est-ce pas.

Je ne sais plus quel avait été le prétexte. Je suis journaliste, étudiant... Le prétexte ne différait pas de la vérité : j'étais curieux et j'aspirais à la gloire. La modestie devait souffrir deux fois. Il était seul depuis vingt ans, et connaissait d'autres souffrances. Je crois que ç'avait été mon projet de thèse. Que de nouveau, l'on éprouve de l'intérêt pour lui, de la sympathie sans doute, et qu'à cet intérêt bienveillant se mêle la vérité, ou sa forme dégradée, qui est l'exactitude, qu'importe ce que j'ai ajouté, que les mots aient été adroits ou pas. Il comptait à nouveau parmi les hommes.

Il y eut un coca et il y eut un verre de vin.

C'était, dans ses yeux et dans sa conversation, de la joie. Il m'épargnait un rôle qui m'aurait agacé : le vieux solitaire, bourru, pourtant humain, son secret, ses réticences et ses colères, sa verve qui emporte tout, ses leçon ; moi, humilié et restant pourtant, jusqu'à ce que je fuie, que je revienne et le sauve. Alors, il m'eût tout révélé. La dernière confession, les mots qu'ils ne prononceraient qu'aux derniers mouvements.

Autres clichés [chantage...]

Il me révélait tout – et sans doute trop.

Courts portraits.

Rien ne suffisait à sa rage.

Tout au plus souffrait-il.

Les plus grandes tragédies sont dans le cœur d'une obèse.

150. Son père.

Seul, il pensait à son père. Grand commis, ministre. De grandes charges, un grand pouvoir. De Rouen, et de trois-cents kilomètres carrés, les alentours de Rouen, il était le maître. Et sa retraite politique n'aurait rien signifié : conseils, influence, chiquenaude, passe-droit, sa maison de campagne était le centre d'un cercle dont la circonférence augmentait toujours. Il avait entendu, une vie durant, ton père, votre père, avec respect ou mépris. La colère et la bienveillance ne suivaient jamais ton père, votre père.

Il était député d'une circonscription que le nom de son père lui avait acquis. Il y avait son assurance, que chacun voyait. Il était député.

Devant des proches, il parlait de son père. Il singeait son père. Pensait à ses grandes victoires (le député socialiste, depuis trente ans député, vaincu), grand commis, ministre, premier ministre enfin. Au silence lorsqu'il était à la tribune. Aux vivats et aux sifflets, qui n'étaient jamais plus fort qu'après ses discours. Ses effets, ses chemises. Son peu de dignité, quand son père, encore ne sollicitait jamais d'excuses, avait travaillé comme dix, n'avait rien concédé. Lui, ne haussait pas la voix, n'avait pas ces amis-là, devait ses victoires à la chance, aux circonstances.

Il œuvrait bassement : un entretien avec un autre député, un journal spécialisé qui lui tend un micro, le budget à boucler, les ateliers, les discussions ; et les amis, rares. Le pouvoir qui ne glisse ni ne corrompt, qui ne le concerne tout simplement pas. Sa tenue décente pour un travail sans honneur, à peine utile. Son nom qui suscite les haussements de sourcil. Il était fatigué le soir, et comme il s'était promis de travailler toute la nuit, il s'endormait, dès onze heures. Les sarcasmes ne le touchaient pas, moins parce qu'on l'épargnait que parce que sa transparence le protégeait de tout. Les éclats, les scandales n'avaient pas prise : il soufflait tout au plus, était moins accablé par la colère que par une longue tristesse. Le plus souvent, c'était la seule fatigue qui le prenait. D'ailleurs, il entendait sans comprendre.

Il pensait encore à son père – et lui était infiniment supérieur.

dimanche 26 septembre 2010

149. Cela.

[Première page / Galerie de personnages / Cette page / Suite galerie]

Tout cela finira mal pensait-on.


C'était oublier que cela était déjà fini. Bien sûr, Julien n'était rien. Ou bien c'était un symbole : il pouvait peut-être signifier quelque chose, cela, prétendre aux commentaires, aux pensées émues, aux titres de journaux. Quel oubli le suivit pourtant. C'était peut-être un symbole secret ou, plus que secret, perdu. Érudits, maniaques, moi-mêmes étions initiés. Il appartenait surtout, comme les plus beaux symboles, à l'inaction, l'impouvoir, à ce dont on parle lorsque rien ne peut être entrepris. Il n'avait plus prise sur cela. Des choses traînaient encore.

Tout cela était de nouveau au pouvoir. Graves.

Ils affirmaient que la gravité de la situation impliquait des mesures d'exception. Le pays flottait, le crime aussi allège et soustrait à la pesanteur. Le pays serait désormais soumis à d'autres lois que celle qui le réglaient d'ordinaire. Les mesures furent prises. Rien ne changea bien sûr, et cela fut abondamment commenté. Pourtant, nous devons remercier ceux qui parlèrent et n'agirent pas. Agir n'était pas possible (ne l'est pas davantage, sans doute). Mais l'inaction que les grands discours firent oublier, quelques semaines, sans doute, les mots qu'il fallait dire et entendre, permit à chacun d'ignorer ce qu'il fallait ignorer, qui serait l'obsession désormais tue. Un problème que l'absence de décision résout.

Les corps habitués aux poisons ne se soutiennent plus sans les poisons qui les condamnent.

jeudi 23 septembre 2010

148. Projet de fin (I).

Ce qu'ont été mes années de joie, la gloire, la main qui se tend et ramène une main, un verre, cela est loin.

Les vieillards ont d'autres passions. Me voilà vieux, faible, mes joies sont plus douces, plus mesurées. Mais passons sur ma vie présente : ce qui déjà s'appesantit ; ce qui est lourd, et qui fondra, tendre quand l'agonie aura commencé. Voilà ce que j'affronterai. Et la mort au petit matin, devant un mur blanc, une main froide sur ma main, la table où fond un cachet, chargée, qu'un grand geste fera voler. Le matin qui promet, comme d'autres, une visite, les nouvelles de ceux qui vivent, le froid et un café à l'abri, pages lues et pages écrites, la soif toujours. Le poids disparaît. La gravité qui sera si forte dans un instant ne s'exerce plus. L'univers n'a plus de centre. Des brumes, belles sans doute, dépourvues d'angoisse. Il passe sur moi et ne vient plus me frapper.

Julien est si vieux à présent. Je pourrais dire qu'il vit en moi : nous avons été amis, des joies nous furent communes, je n'ai cessé de penser à lui. Et je pense encore à cette nuit : l'homme de bien se charge de crimes. La bonne volonté ne s'exerce pas différemment de celle des cyniques. Mais je suis oublié comme il a été. J'ai du mal à rassembler ce que je suis et ce dont je me souviens.

Cette nuit ne me quitte pas. Et ce qu'il me dit jadis, que j'ai cru, et qui était sincère, ne se distingue plus de la légende, des commentaires qui suivirent. De cette nuit, il ne reste pour lui, pour moi qui me souviens, que les mots qu'il ne prononça pas. Qu'une seconde passe et j'oublierai qu'ils ne furent pas de lui.

La phrase était, me semble-t-il : J'offre au monde une grande délivrance.

147. Fin Crâne.

[Retrouver le psaume que cite Saint-Simon]

Voilà. Ils ont vidé les lieux avec un changement de majorité.

Ils redeviennent adjoint au maire, de/à nouveau en charge de la délinquance routière. Aspirent à servir autrement, éprouvent les joies du militantisme, désirent à présent le porte-parolat. Ils retrouvent le néant politique qu'ils ont quitté un jour.

Ailleurs, ils se chargent de gloire. Ils sont sous de hauts plafonds, dans de longs couloirs, traversent les arches, le temps, insensibles désormais à ce qui était leur vie : commissions, délégations, articles, droit élémentaire de l'opposition. Ils ne circulent plus et attendent les siècles. Et voici leur éternité, une image fixée aux beaux jours : sourire, calvitie, broche, moustache, cols, regard, le fond crème, mis sous cadre, définitif, inaltérable. Ce portrait, et cent mille portraits, disent ce qu'ils ont été. Ils témoignent à présent, non pour la France, pour eux-mêmes, pour leurs amis, ni même pour l'institution ; pour les lieux, que tout célèbre, qu'ils ont tant aimés, quatre colonnes, une tribune, Sully, Athéna, Michel de L'Hospital, les minutes du procès de Jeanne d'Arc (qu'ils n'ont pas lues), les bustes de Daumier, souriants.

Les voilà à disposition des maniaques à venir, de la légende.

Préséance.

C'était, de part et d'autre, une haine de chaque moment. Ils étaient à l'Assemblée et l'Assemblée ne pouvait être calme. Les plates discussions, les plus techniques, était autant d'occasions de dire cette haine. Ils s'épuisaient.

Cependant, ils laissaient toujours, au moment de franchir une porte, la préséance à l'autre.

Publication.

_Tu le publies bientôt ?
_Tu pourras le faire quand je serai mort.
_Ce sera encore à moi de faire tout le boulot, quoi.

146. Listes.

Son talent était de faire des listes.

Nulle part mieux que dans ces listes le mal était identifié, nommé, circonscrit, enfin prêt à être soustrait de notre monde. On y réglait un vieux problème. Voilà, nous étions entre gens de bonne compagnie.

Elles ne manquaient pas d'intérêt pour qui n'y figurait pas et souhaitait détruire qui y était.

145. Début (II. ajout).

J'ajouterais : « voici des informations originales sur quelqu'un qui par sa personnalité, ou du moins ses fonctions fut un homme d'État » ; « une manière peut-être inédite d'envisager notre démocratie et l'une des plus graves crise à laquelle elle eut dû faire face » ; c'était « l'expérience du pouvoir », son « cœur », et le cœur de Julien offert à chacun.

J'aurais disposé devant mon lecteur ce que tout témoin dit avoir, honnêteté, exactitude, scrupules enfin. Voici ce que je lui aurais proposé, ce que j'aurais mêlé devant lui, les ingrédients que nécessitent ces sortes d'œuvres : vérité et enthousiasme, impartialité que j'eusse alors déclaré impossible, peut-être instruire et plaire par « quelque forme neuve », dont tout aurait suscité un légitime doute, ses qualités littéraires, sa puissance d'analyse, les conclusions du moraliste, peut-être du métaphysicien que j'eusse alors été, si ce n'est ma bonne foi. J'envisageais alors une résolution dialectique assez habile.

Mes intentions ont changé. Je me désole par ailleurs d'exercer ce que j'aime si peu : l'ironie. Ce n'est pas donner des renseignements de première main qui m'intéresse, ou un album de souvenirs, un recueil de traits piquants ou spirituels, mais expliquer cela : les douleurs que nous infligeons et que nous subissons. Ce n'est pas que j'aime mon pays. Je ne le déteste pas, entendons-nous. La question m'a été posée, et je ne sais pas ce que serait ma réponse. J'aimerais exprimer un malaise que le simple racisme ou les excuses sociales n'apaisent pas.

Je ne dis pourtant pas que ce livre servira à d'autres que moi.

mercredi 22 septembre 2010

Pour quand il faudra écrire.

*Tout récrire en :
Plus simple et solennel, spirituel. Supprimer la boursouflure le plus possible. Phrases plus courtes.
Simplifier polyphonie, multiplication des genres, des lignes mélodiques. Plus simple.

*Corriger l'effet dictionnaire des synonymes.

*1 partie = une époque = un thème = un genre.

Limiter tout de même la division générique. Que cela reste très narratif (même sans continuité).

*Éliminer la plupart des périphrases verbales : sembler, faire, etc.

*Pas trop de modalisation.

*Métaphore, froid, métal, plaque, plomb, etc.

*Mettre les rumeurs sur la délivrance dans la partie délivrance (et non Julien). Mais annoncer la délivrance avant.

*virer les voilà.

*que l'honnêteté, la sincérité parle.

*ne pas caricaturer le côté "à rebours". Cf. Les Fiancées sont froides.

* psychologie du pouvoir.

*ne pas multiplier les "voilà".

*sautillant, spirituel.

*souple et spirituel.

*passage soudain au présent.

*CLASSIQUE-Extatique.

*Faire fiche perso : D'Entraigues. Saint-Guillaume, etc.

*Nostalgie des grandes narrations de 20 pages. MUSSET

144. Crâne, première page : « Voici quelques princes ».

Voici quelques princes.

Assemblées, universités, étudiants désœuvrés, duchés, pairies. Chaque institution aime et croque ses grands hommes, qui l'ont fréquentée et souvent haïe, dispose d'eux, leur offre encore une chance de la servir et de la haïr. Leurs mille portraits sur ses murs, des murs aux caissons et aux lambris, leurs statues dans les jardins, sur les corniches, leur visage frappé sur du papier officiel.

Ce n'est pas leur mémoire qu'elle défend (pas plus que leur gloire). Tout est pour les sphères, que les sphères concentrent la puissance ou le savoir, la race. De qui sont ces dix-mille gravures, portraits, photographies où l'on ne reconnaît personne (c'est pourtant-là Montaigne), où fraises, cravates, noués de blancs, costume noir, dorés aux coins, laqués de sombre, aux murs et derrière les murs, sinon de l'institution même ? Que voir sinon les moustaches, les cravates ? Son passé (liste de noms, de dignités, de hauts faits, sangs purs) qui la constitue. Ses promesses. Les grands qui succèdent aux grands. Des tracts somptueux. Son évidence tautologique : l'institution est la galerie de portraits que toute institution ménage à son profit.

Voici le triomphe du nombre, du papier, des eaux-fortes sur tout ce que la valeur et l'intelligence ont pu produire, et l'oubli, parallèle, de la bassesse et des complots. Des vies oubliées (quelques historiens, des maniaques se souviennent), et ce que je vois en les voyant : Les traits figés et quelque surprise. La satisfaction de soi. Un pleutre. L'arrogance qui ne comprendrait pas un reproche. J'aurais aimé être son ami. Un courroucé qui, depuis deux-cents trente ans, ne comprend pas qu’on lui dispute le pouvoir. Les sourires narquois. Que fait-il là ?

Voici ce qu'ils furent.

143. Le pot à confiture.

Il aurait le pouvoir qu'il convoitait, qui organisait sa vie, non pour en devenir le centre et vers quoi tout converge, non pour l'orienter, mais qui deviendrait sa vie. Détermination, ambition, orgueil, ces mots n'ont plus de sens lorsqu'une vie est un pouvoir à scruter et à saisir, est l'ensemble des marques de ce pouvoir, costumes, bureaux laqués de brun, courbes, hélices dorées, que les mots prononcés ne servent qu'à se rapprocher de lui, que les décisions, projets, annonces ne sont pas ce qu'ils semblent être, choses à faire, à penser, choses bien et bonnes, choses à faire, ni même des promesses qui ne seront pas tenues, mais un signe simple : je disposerai bientôt.

Nous pesons ce qu'il y a de rationnel et d'irrationnel dans la prise du pouvoir, et dans la volonté de se maintenir au pouvoir : désirs tendus, mécanismes pensés cent fois ou, au contraire, les soifs, les faims, y aller, quelles qu'en soient les conséquences, s'oublier, les conséquences ne variant pas : la victoire pour soi.

Nous oublions la grâce : les moments où les forces ne comptent pas, non point annulées, mais suspendues. Les mesurer est inutile. Agir n'est plus permis. Nous sommes impuissants, nous devons attendre. La gravité et l'angoisse ne servent de rien. Agir n'a plus de sens. La pesanteur, pour quelques heures, élève chaque poids.

Alors, il peut croquer un chocolat. Racler le fond d'un pot de confiture. Se montrer gentil et bienveillant. Sans se montrer intéressé, sans la bienveillance qui ne sert que soi. Vraiment, que devient votre mère, une jolie cravate, un autre verre ?

* * *
C'était son heure. Sondages, alliés, grands mouvements d'hommes et d'opinions : il allait l'emporter. Quelle ruse ultime pourrait maintenant l'empêcher ? Il était inquiet.

* * *

Après dix ans à n'être pas soi, prêt à se retirer, honoré, il ne lui restait plus rien, n'était plus rien. Voici l'exercice du pouvoir et un homme blême.

mardi 21 septembre 2010

142. Collection d'agonies.

Devant le monde et devant ses hommes, devant son fils qui ne tremblait plus, il était entré en agonie.

Dieu bougeait et ne bougeait plus, soufflait. Le son rauque ne sort plus. Il revenait pourtant, et si chacun ressentait la tendresse la plus sincère, elle était hier admiration et amour, la tendresse s'impatientait. Une heure passait. Le plus dévoué des présents n'espérait pas le retour du bruit. Rien n'existait que Dieu ronronnant.

On l'avait veillé. Les regards avaient dû se porter sur un bras blanc qui pendait. Puissant, un jour : ce jour était hier. Le blanc fonçait peu, n'était qu'un nouveau pan du drap, n'était que les longues veines bleues, les tiges et les grains malades. La chambre n'était que la porcelaine blanche, bleue encore, jaunissante par endroit, brins forts et lourds grains, qui concentraient les regards et l'impatience.

Les lignes aboutissaient parfois en tâches, et cessaient alors de parcourir la blanche viande. Une mare bleue et jaune naissait, puis le fleuve dont c'était la source et le parcours, frissonnant, ici violet, menant au cœur. Le sang commençait à manquer : des mares brunes aux fleuves de paix, rien ne palissait plus que la peau écaillée, blanche, jaune et blanche de nouveau. Le blé qui mûrissait était mauvais.

Ses lèvres resteraient humides, sa peau odorante : il n'y avait qu'un fils pour veiller et baiser le front qui n'était pas moins blanc et viande, écarter les cheveux sur le front. Le fils se penchant, la main tordue par la main d'un mort, les dernières paroles à consigner pour les siècles : il n'y avait qu'un fils pour offrir ses minutes et son poignet, ses genoux sur le pavage glacé. Un frisson léger de l'orteil au cœur, il pensait aux batailles d'hier ; aux batailles qui firent de lui le prince, même mandaté, la gravité qui faisait lever les passions, ce pour quoi nous manquons de mots. Un appartement du XVIe, 20**, sa femme, son médecin, un ami ; le roi n'était plus veillé.

Une force nouvelle saisit les membres morts : c'était assez pour appeler, assembler les amis, continuer ce... Il y eut en effet un souffle et des mots prononcés. On ramena une dernière fois les cheveux derrière l'oreille. Un orphelin inquiet bavait dans son sommeil, le congrès pouvait commencer.

Phrase 1. Joinville.

Voici un plaisir (des plus innocents), voici ma collection d'agonies.

lundi 20 septembre 2010

141. Cyniques.

Je suis persuadé que peu sont cyniques, et que l'orgueil de chacun est tel que, celui qui confond la caisse et la poche, ses intérêts et l'intérêt général, trouve encore à se justifier, que le poignard à la main, que frappant et découvrant la poitrine, dit encore : je le dois, ce n'est pas pareil, ce n'est pas ma faute.

140. On s'amusait beaucoup.

On s'amusait beaucoup dans les allées.

Une victoire sportive, la menace terroriste, une controverse sans doute inutile, quelques réunions internationales, des chiffres qui frémissaient, baissaient moins que ce qui était prévu, un cocu : c'était une période heureuse, que peu de choses rendaient heureuse, mais l'absence de prospérité, de progrès matériel et moral, était moins perceptible (ou moins perçue par ceux qui n'avaient pas plus à espérer qu'à s'amender).

Nous étions en 1900. Les socialistes avaient des ombres de barbiches. Les radicaux – le front de taureau – s'avançaient. Les conservateurs graves, lissaient moustaches, mèches, regards, songeaient : patrie, église, nos enfants. L'extrême droite éructait, et seule, riait. La bonne tranche était une religion. Dans leurs colères et dans leur émotion, ils inspiraient l'horreur. Mais seuls eux riaient (oublions ce qui suscitait leur rire).

Eux seuls sauraient, lorsqu'ils baiseraient un rosaire, une médaille ; lorsqu'un curé, dépêché de quelle cure minable, oublié, rappelé, faussement bienveillant ; lorsque viendraient les petits enfants ; lorsque l'épouse sortirait le noir (sombres fourrures, sombres bijoux) ; lorsque le ventre gonflerait, le souffle manque, les banquets, les éclats, les maîtresses, les flasques à cuver, les cigarettes achetées à la frontière, son rire encore : il a été heureux.

139. Se payer de mots.

Le monde : un oignon, la trame moins que l'écheveau, la montagne des papiers, le pavage aux motifs qui ne reviennent pas, dont les flottantes fleurs sont losanges, canards, les cadres et les pampres, dont les allées bifurquent, la vieille rue : croulante et désirée, dont on ne sait si l'eau coulera, inondera, le sentier où nous cherchons l'eau, si le désert est à jamais, les boutures. D'autres métaphores furent inventées : la chose est entendue. Nous payons-nous de mots ? Ces mélanges, et les mélanges que d'autres firent peuvent-ils prétendre seulement à une seule et simple chose : non la vérité, mais l'exactitude. Peut-être l'approchent-ils ? Peut-être de manière certes imparfaite, lacunaire, mais astucieuse, et se flattant soi-mêmes, disent-ils une chose de ce monde ?

Pour dire qu'ils parlent et s'admirent en parlant, il faut qu'ils échouent. Est-ce le cas ? Ils n'agissent jamais, et quand les princes les mandent, ils les décorent. Ils sont à la tête, alors, de tout ce qui permet le pouvoir (ou l'impouvoir) et se perdent. L'oignon, la trame moins que l'écheveau, la montagne de papier, le pavage aux motifs qui ne reviennent pas leur permettent-ils d'œuvrer ?

Y a-t-il un point, une ligne qui sépare ce qui relève de la folie et ce qui relève de l'exactitude et de l'efficacité ? Peut-on prétendre aux deux ?

Nos prétentions, notre intelligence, ce que nous élaborons et qui augmente nos prétentions et notre intelligence, quoique trahissant le monde, fini-il par le modifier ?

Julien pensait sans doute trop. Eût-il moins pensé, et surtout renoncé à agir, eût-il eu raison ?

[1. Se paie de mots.
2. Exagère mais ça marche.
3. Mélange des deux.
4. Dire le monde, c'est le modifier.]

Souffrances.

Qu'est-ce qui est le plus cruel : la souffrance continue ou le sentiment renouvelé, faux bien sûr, que la souffrance pourrait cesser ?

dimanche 19 septembre 2010

138. Chapitre III (2).

Ces mélanges le concernent si peu. Il est mort. Vivant, son orgueil ne s'en serait pas nourri. Sa faute, sauf en nos entretiens et lors de quelques promenades dont je parlerai plus tard, se confondait avec sa vie intérieure, s'était substituée à ce qu'il était. Ils n'auraient pas diminué le sentiment de cette faute. Ce n'était pas un puits à combler : il était ce puits.

***

Julien, tu es sans doute coupable de cette nuit-là, et la punition que tu t'es réservée, la faute sentie chaque jour, les vingt-deux morts comptés pendant quarante ans, celle que le monde a prononcée, ton oubli, ne sont pas injustes. Cinq ans à essayer, le désastre final, ton départ : qui dira que tu es innocent ?

Tu n'étais cependant pas coupable de tout. Tu pouvais si peu. C'était une bonne chose de manifester, d'exercer parfois ta bonne volonté, de tenter, même avec ce peu de résultat, cet impouvoir. Peu d'hommes peuvent le dire : rien en toi ne suscite le sarcasme/Tu mérites des injures, non les sarcasmes.

Je ne vois pas de quoi tu serais une cause, ni même le début. Encore une fois, tu es tout au plus un symptôme. A mes yeux, tu es aussi un symbole. Le désastre et ton départ revêtent un sens simple : l'impuissance n'est plus l'objet d'un débat. Chacun l'admet à présent. Ceux qui l'admettaient jadis pouvaient en rire, voyaient là l'occasion de quelques bons mots, déploraient et condamnaient, mais se satisfaisaient. Cassandre, pour qui sait la jouer et en tirer profit, est source de joie, et du plus simple des plaisirs mauvais : ruiner ce qui fait la joie du voisin. Les porteurs de mauvaises nouvelles meurent satisfaits. Nous connaissons à présent notre faiblesse. Nous savons aussi que passer outre, qu'exercer notre force sur ce qui nous résiste, ne plus accepter, prononcer le mot qui fait de nous des hommes, non, entrer dans un système de causes, fait de nous des criminels.

Titres.

Quelques princes

Souvenirs

Titre.

Quelques princes.
Certains princes.

Sous-titre ? Plutôt non là.
Pensées et souvenirs.

Et si j'étais JQ ? Mémoires.

J'aurais voulu commencer mes mémoires par...

137. Médiocre.

Je regrette l'époque où médiocre était un mot courant. Son usage étant réservé, de nos jours, à une élite cultivée, dire que quelqu'un est médiocre, c'est encore lui donner le charme des choses qui disparaissent, le préserver de sa nullité écrasante. Écrasante même donne de l'importance à un simple raté. Minable, pauvre type ne parviennent pas aussi bien concilier l'accablement et le presque néant.

*
* *

Concentrer, simplifier et présenter en une belle phrase ce que nous sommes (ce que nous nous employons à faire chaque jour) est la seule raison qui explique que nous ne cédions pas aux avances de la première fenêtre venue.

136. Chapitre III (1).

Partie II.a. Le symptôme parle devient Partie III. Grains, creuses et vides.
3 termes ? 4 ? Autres termes envisageables.


Partie III.

Grains, creuses et vides.
(Mélanges offerts à Julien Queuille.)

« Il n’est aucun problème qu’une absence de décision ne puisse résoudre. »
Henri Queuille.

La tradition des mélanges offerts veut que le destinataire soit techniquement vivant. Il doit par ailleurs sourire et acquiescer en souriant. Julien est mort le ** ** **.

Il a passé ses derniers instants en compagnie d'une sœur, d'une ancienne épouse. D'autres amis veillaient, plus loin. Son énergie et son intelligence n'étaient pas intactes. Il croyait en Dieu : la douleur et les frissons ajoutaient à la peur de mourir la peur de se trouver devant un juge qui lui reprocherait ce qu'il s'était reproché trente ans. Il échappa cependant au gâtisme des derniers mois, à la stupidité des dernières minutes.

J'écris seul.

Ces raisons font que les chapitres qui suivent ne constituent pas, à proprement parler, des mélanges.

Je n'aurais pas écrit si je ne l'avais rencontré et s'il n'était mort. Ou plutôt, ces chapitres, si je ne l'avais pas rencontré, ne présenteraient pas cette chaleur, ni cette inutile complication. Ils portent sa marque : sa bonté, son inquiétude. J'espère que certains trouveront de quoi penser, et peut-être de quoi lui rendre justice.

Je souhaite lui offrir ces mélanges.

135. Humilité (2).

Ou bien ce serait l'autre humilité : celle où les saints sont des femmes et des biches ; où les ivrognes, souillés, rendent en prononçant trois mots, appellent à eux les huppes et les geais, deviennent glorieux, dans le soleil ; où les femmes tondues, frappées, puantes ne se différencient plus des icônes ; lorsque le jeune homme grassouillet, quelconque et propre, est encadré de rayons. Quand ce qui est nécessairement désagréable, compliqué, désordonné, sans cesser d'aspirer à la grandeur, ce qui épuise et grouille par moments, que la fatigue, la bêtise, ni l'entêtement n'expliquent, ce qu'aucun mot ne peut contenir, devient un mot, débauché, misérable, criminel, menteur.

Un univers médiocre et irréductible devient un mot. Je suis la putain, le pédé. Il se leste de fierté, attend avec quiétude. L'imagination œuvre. Le Je suis criminel de Julien, oubliant pourquoi il a tué, qui il a tué, permet de vivre, certes, dans la souffrance. Ce n'est plus la complexité que nous ne supportons pas. Ce mot entre alors dans un vitrail, une gravure usée et plus noble étant usée, un évangile dont les marges claires attendent fleurs et liserés.

Voilà l'humilité des menteurs et des perdants, beauté, simplicité, qui n'est pas l'humilité.

[L'humilité consiste à ne pas savoir qu'on est humble, ce qui est impossible à qui la cherche. Elle n'est donc possible que dans la certitude de la bassesse et de l'orgueil : le désespoir des saints.]

134. Humilité (1).

Je ne sais pas qui s'en soucie, sinon Julien et moi. Nous cherchons en vain à élucider un système de causes. Il a lâché Nous les avons maltraités et trop bien traités, nous étions trop complaisants pour des persécuteurs. Nous maintenions l'équilibre. Le rompre une fois, c'eût été gagner.

Il renoncera à les nommer. Ce n'est, bien sûr, pas le dégoût. C'est peut-être l'impossibilité de prononcer certains mots, puisque chacun doit reconnaître que ceux qui sont venus dans notre pays, pour faire vite, Noirs et Arabes, ont pour eux le mépris et une indéniable souffrance sociale, sont oubliés, sont parfois visibles mais avec quelle condescendance et avec quelles remarques enthousiastes, que chacun doit participer à la résolution du problème, nommer le problème sans nommer qui le cause et qui le subit. C'était bien sûr une gêne : il comprend son crime, et s'absorbe en son crime sans pouvoir penser à la victime, se punit et ne pense plus à ceux qu'il a punis.

Il a renoncé à dire leurs nom, mais n'a pas renoncé à la dialectique. Souffrance subie et reçue, moyens proportionnés ou exagérés, persécuteurs devenant persécutés, et nouveaux martyres, progression. Il n'a pas plus renoncé à la raison. Il me l'a murmuré, l'intelligence belle et qui hésite, a marqué une pause, j'étais à ses lèvres, j'avais pour moi les arbres à la fenêtre, le bois sombre autour de nous, une coupure faite au rasoir, je fixais de nouveau sa lèvre basse, je me suis écouté. Et aussitôt On pèche aussi par humilité. Pendant cinq ans, sa vie de ministre, pendant les vingt ans qui ont suivi, on a beaucoup pensé. On a agi sans doute. Il pourrait dire qu'on a agi trop et trop peu, qu'on a parlé démesurément sans dire toutefois ce qu'il y avait à dire. Qu'ils étaient impuissants et qu'ils disposaient de tout. Il ne renoncera pas à penser et à faire des phrases, à expliquer en une remarquable période, une remarquable antithèse tout ce qu'il a fait et qu'il n'a pas pu faire. Il n'aura pas leurs noms aux lèvres. Il pensera encore.

Je crois que personne n'eut de meilleure volonté. Personne n'est plus insincère. Il se verrait maléfique ou plein de cynisme, aimant décider. Pourtant, le roi, l'honneur d'être celui dont dépendent les honneurs, les grandes tables, ce n'est rien d'y renoncer. Ce n'était pas le mal mais l'inquiétude, et l'autre nom de l'inquiétude, l'orgueil qui prenait son cœur. Bon et juste, il n'a pas voulu oublier ce qui, pensait-il, le définissait : quelques minces choses qui étaient ses talismans, dix ans d'études qui le firent, les réflexes qu'on désire avoir et dont on ne se déprend pas. Il consentait à se punir, à vingt puis trente ans de souffrance. Toutes les douleurs seraient à lui. Seulement, l'humilité, la simple possibilité de s'observer pour autre chose que se louer, se plaindre ou se châtier, simplement dire « c'était une erreur », cette erreur eût-elle duré une vie, se scruter une minute, laisser la transparence se faire, l'humilité ne serait pas donnée à Julien.

133. Portrait Marin.

Il avait été beau, mais peu s'en souviennent. Regard intelligent, traits fins, pommettes visibles, sans la détermination toutefois, ni le feu, l'acier, les éclairs, le froid métal qu'ont ces visages et ces regards, une intelligence dont rien ne fait douter, du goût, des certitudes, sans doute tristes, qu'il sait inutiles, de belles lèvres douces. Il ne brûlait ni ne coupait. Il avait vieilli, il a quarante-cinq ans. A mesure que le temps a passé, ses lèvres ne sont pas devenues moins douces, et sans crème, sans intervention, ont conservé ce qui plaisait, présentent maintenant des gerçures, restent douces, croit-on, ont gagné sur le visage quelques millimètres, se sont avancées. Les femmes ne veulent plus les baiser. Les années seules ont fait ces lèvres de femmes. Ses traits ne s'étaient pas adoucis, il échappait toutefois à la décomposition, aux joues, au nez piqués de rouge et de noir, aux taches, à ce qui pend, à ce qui tremble. Sa peau restait unie.

Les jours gagnaient de manière plus cruelle qu'en graissant ou qu'en gonflant de tares des traits adolescents. Ses joues disparaissaient, ses yeux devenus proéminents, son nez, un reste de menton constituaient son visage. Des arrêtes apparaissaient. Sa peau tendue entre ses arrêtes, unie, nette, est une pierre dont les éclats ont volé. On évoquerait à juste titre un couteau. Il n'avait pas connu d'épreuves, il réussissait sans joie. A présent, il disparaît sans douleur. Voici ce qu'est Marin : un suave silex.

132. Le crâne se livre.

Début chapitre..... début du crâne.

Julien n'est plus : un nouveau cabinet peut se former.

Voici le ban, A., le premier ministre ne démissionne pas, B., l'armée reste, C., l'économie reste, D., un ancien premier ministre passe à la Justice et aux prisons, E. honnête, aimé, à l'industrie et à la reconversion industrielle ; voici l'arrière-ban, qui n'a rien à dire, F. ou G. et aux droits de l'homme, H. sous-ministre aux quartiers, I. sous-ministre à l'intégration, J. sous-ministre à la réorganisation urbaine, K. sous-ministre à la jeunesse ; voici la multiplication des symboles et des discours (ils nous ont sauvés, ne le nions pas), voici un problème divisé et circonscrit, que l'on pense réglé parce que la solution est décomposé, que les mots sont prononcés. Voici une vérité sur les dix ans à venir : parce que rien ne sera entrepris, rien ne sera fait.

samedi 18 septembre 2010

131. Début (3).

Voici enfin par quoi j'aurais dû commencer :

[…] Attentat No 113 [...]

Mon lecteur se souvient que les journaux romançaient plus encore.

C'était peut-être faire jouer les grandes orgues (qui ne sont pas inutiles toutefois, qui, plus que nous séduire, finissent par nous changer, nous font devenir la somme d'images, de phrases qui ne sont qu'à nous, que nous avons raison de n'attribuer qu'à nous, si attendues pourtant, accablantes, si proche de notre vérité dernière : des médiocres qui ne se résignent pas à l'être, et tentent de l'oublier, et collectent donc images, phrases, utilement, et se consolent, et qui n'oublient pas, au dernier moment, un de ces talismans, parfois remarquablement choisi).

C'était une bonne chose de retarder tout cela. L'essentiel, disons-le vite : ils n'étaient plus des victimes, ils n'étaient plus des prétextes, plus de remarquables arguments électoraux, plus la force de réserve du prolétariat bientôt insurgé, plus des craintes, plus des damnés, ils n'étaient plus ceux qui envahissaient les nuits de chauffeurs de bus, de médecins, de professeurs, mais ceux qui avait été persécutés et qui persécutaient désormais. Leur (grande) souffrance ne disparaissait pas. Seulement, d'autres grandes souffrances commençaient à la valoir.

Rien n'est instantané. Nous aimons les dates, les ruptures. Julien n'était rien de plus que cette rupture. Il était bien un symbole, c'était toutefois une erreur de symbole de ma part. Il n'est pas le foudre et la faiblesse, l'orgueil et trente ans d'humiliations, etc. L'homme est devenu mon ami, mais il n'est pas un homme. Il n'est pas une cause, à peine un symptôme. Il compte parmi les symboles sinistres et éclatants. Il est une date. Ce qu'est devenu notre monde, les causes de nos souffrances excèdent largement Julien, ses fautes, son impuissance. A partir de Julien cependant, d'autres que les fascistes ou les racistes, d'autres que les fous, les faibles, ceux dont le profit et le plaisir viennent des désastres qu'ils annoncent, d'autres que les vieillards eurent peur.

Je revois Julien : pièces spacieuses, lumière naturelle qu'une grande verrière laisse passer, l'inévitable bibliothèque (quoique classique, fort bon, ce que l'humaniste sauverait lors de tout naufrage), les bronzes, les tableaux modernes, le blanc qui n'oublie aucun mur. C'était un monde noble, qui n'était dépourvu de courage ni de délicatesse, de fraternité, et de bonne conscience, en toute occasion, qui était englouti ; personne ne le saurait.

Les fumées, [reprendre termes de l'attentat, corps, tôles ?] les grands hommes qui tombent et qui ont tenu, nous inspirent de la tristesse. Elle est sans doute méritée, comme le respect. Mais Julien Queuille, son honneur, notre faiblesse, nos mouvements contradictoires ou velléitaires, les fautes et les intentions de ne pas faire de fautes : nous avons fait ce désastre.

130. Début (1).

Première page (bonne, à nourrir du dossier 0).

Voici un projet de préface, ce qui m'a guidé de nombreux mois et que j'ai abandonné :

« Voici la vie d'un homme de bien. J'aimerais dire ce qu'il fut pour moi : moins un maître qu'un ami, l'occasion de découvrir un homme de bonne volonté.

Je ne savais pas qu'ils existaient encore ou, plus simplement, qu'ils existaient. L'occasion également de me sentir bon, moi même, bon et riche, de disposer d'un centre autour duquel graviter, d'où voir partir les rayons. Ce n'était pas, j'insiste, un moyen en vue d'une fin : connaissance et gloire, prétexte pour œuvrer et enfin apparaître à tous. C'était peut-être ce qui m'a conduit à me présenter à lui : l'homme que chacun dut aimer, que chacun oublia ensuite, qui sut concentrer l'amour, mais sur lequel le mépris ne trouva pas prise, non qu'il ne le suscita pas, mais, aussitôt victorieux, il fut présomptueux, et bientôt défait. La défaite était plus triste que la honte publique, que de devenir une référence usée et détestée : la défaite et son châtiment furent de disparaître.

Je suis trop jeune pour l'avoir vu disparaître. Il devint ministre d'État en *****. J'ai trente ans. Des amis, des parents se souviennent de certaines choses, moins un slogan ou une voix qu'une impression, son visage benoît, et qui mérite si peu. Julien n'a pas à subir leurs sarcasmes. Ils ne le connaissant pas assez pour cela. Les maîtres, les spécialistes même haussent les épaules.

Disons-le d'une traite : fils de la grande bourgeoisie de Lyon, Julien Queuille s'engage au Parti *** en ****, par son talent et quelques hasards accède à des postes importants du Parti, devient secrétaire d'État, ministre, ministre d'État. Il envoie l'armée près de tours et de voitures qui brûlent. Vingt-deux morts le conduisent à la démission et à un oubli presque instantané.

Disons-le aussi : c'était un sujet parfait pour l'ambitieux que j'étais, que je suis toujours : grand journaliste, essayiste talentueux. La puissance et le néant ; la bonté, la bonne volonté, transparente, ce que le mal à de moins pénétrable ; la bassesse et l'or et le cuir des ministères ; l'impouvoir. Chacun le connaissait un peu et n'en savait rien.

Nous sommes cependant devenus amis. »

C'était par ce beau silence que s'achevait la préface. Les premiers chapitres évoquaient circonstances, impressions.

C'était le début de la préface. J'épargne au lecteur les considérations sur « les vertus privées » d'un homme qui expliquent sa « conduite publique ». Des phrases n'étaient pas désagréables, se balançaient bien : « ….......................................... » « ….................................... » « ….............................. »

Tout était là. J'hésitais encore (l'ordre serait-il chronologique ? suivrait-il l'évolution de nos relations, de sa carrière ?) Ai-je une raison précise de renoncer à ce projet ? Il nous importe à tous, je pense, de travailler et d'être rassuré de laisser une part à l'intuition, à l'instinct, que nous avons largement circonscrit déjà.

jeudi 16 septembre 2010

129. Infuse et diffuse (le poison Marin).

Comme la douleur se diffuse, et cessant d'être proprement douloureuse et physique ne devient pas seulement psychologique, par les nerfs et la fatigue, par la nausée, par la lassitude, ne remet pas en cause la distinction qui vaudra toujours, mais, pour notre confusion, est comme suspendue, comme la douleur se répand, comme le poison n'est et n'est pas sans cesser d'agir, ce qu'il fit ce jour là, l'instant qui ne fut qu'un coup de fil, qu'une décision, un mot, la délivrance, qui ne fut peut-être jamais prononcé, l'instant se répand, et ce qui précéda la décision et ne l'amena pas, ce qui eût suscité d'autres événements, et les événements qui suivirent et ne furent pas mêmes des conséquences, furent aussi de ce poison.

De ce qui se passa cette nuit-là, les gendarmes envoyés tuer qui brûlait les voitures, et qu'il ne calcula pas, ne redouta même pas, ses cinq ans se colorent. Ténébreuse tisane, qui se gonfle, son pourrissement. Ce qui passe pour un parfum, qui colore et décompose ; qui tache et faiblit.

Son geste terrible et criminel fut jugé raciste. Cinq ans de mandat le furent également et une vie à souffrir.

Les réponses convenaient aux questions. Les pièces s'ajustaient comme on désirait qu'elles s'ajustent. Le pavage formait les motifs désirés, le sombre pavage : blanc rayé de brun, de tiges noires, coupées, de feuilles, thé des marais, grains de tisanes.

128. Tout demeurait de l'ordre du constat / Il en avait trop vu.

Il en avait trop vu. N'entendons pas par là qu'en lui la nausée montait ; qu'une envie de cure, la montagne et le désert, les paumes tournées vers qui les voit où qu'elles se tournent, d'oiseaux et de vues, vers quoi se tourner, méditer ; qu'il attendait de trouver où s'asseoir, quelle margelle, quel cloître où scruter les oiseaux ; inversement ne pensons pas qu'il n'était plus que cynisme, les fins pour lesquelles les moyens devaient tourner et s'emboîter, que les considérations seulement logiques gagnaient son cœur.

Les flots qui montaient n'avaient plus de cœur à submerger, d'ailleurs ne montaient plus. C'était des apparences de cynisme. Il avait eu du talent, de la chance, et c'était à présent l'heure des désastres. Il avait vu ce qu'il était possible de voir, n'était plus qu'impuissant. Le ronron continuait. La conviction (pas même de la conviction altruiste et généreuse, qui n'avait pas vécu le temps d'un mandat) même égoïste n'était plus. Le désert gagnait l'amertume, la faiblesse, les basses intentions, qui avaient eux-mêmes été jadis le désir et la puissance.

Qu'il en ait trop vu n'avait rien à voir avec l'expérience, la connaissance du monde qui gagnait et promettait sagesse, solution, désirs et bientôt certitudes d'œuvrer pour le bien ou du moins l'efficacité.

Qu'il ait trop vu n'augmentait que son impouvoir. Les choses passaient. Tout demeurait de l'ordre du constat. C'était un constat qui servit peut-être jadis, offrit sans doute une connaissance, une manière de tenir le monde, fut un échec mais une leçon. Le point de poussière qui s'était posé (les choses ou nous-mêmes changeâmes) ne lui apparaissait plus, ou l'ombre qui tournait. Les conséquences sont tirées.

C'était une face de carême, qui faisait semblant de croire à ce qu'elle avait dit un jour et dont le souvenir était resté, pauvres sourires, pauvres discours, solitude de roi dans de trop beaux appartements et pour de trop vieilles raisons, qui tiendrait son rôle pourtant, sans qu'elle même ne le sache. Il était moins que triste.

jeudi 9 septembre 2010

127. D.

On ne savait quel sel, celui de la sueur (de la sienne ?), de quelle épreuves, de quelle saline, de quel bonheur avait tâché ses joues jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de joues, moins de peau, que le rose puis le rouge deviennent ces joues et ce visage, bientôt ce regard. Il était cependant beau.

Il œuvrait. Voici ce que personne n'osait mettre en cause : sa bonne volonté, et plus que la volonté, le désir de faire, le désarroi devant la bassesse, devant quel renoncement, quelle incompétence.

Il agissait pour le bien, mais nous comprîmes que son destin dépendait de ce qu'il ferait. Il offrait ce qu'il était, et sans lui, rien de bien n'arriverait. Il s'offrait : sueur, rouge au joues, beau regard de qui n'a pas dormi depuis quelques nuits, costumes impeccables, jusque dans le mauvais goût de bon aloi, qui met chacun à son aise, mais il pensait se reprendre : il désirait la gloire qui, pour une fois, triompherait comme aurait triomphé le bien. Et, après des nuits à compter pour d'autres que lui, les regards et quelques sourires, les plaintes qui commençaient quand il n'était pas arrivé, les nuits et les matins à attendre, il aurait sa récompense, alors qu'il se doutait, depuis longtemps déjà qu'il avait eu sa récompense, les veilles, et les nuits, et les plaintes entendues : un papier.