dimanche 19 septembre 2010

134. Humilité (1).

Je ne sais pas qui s'en soucie, sinon Julien et moi. Nous cherchons en vain à élucider un système de causes. Il a lâché Nous les avons maltraités et trop bien traités, nous étions trop complaisants pour des persécuteurs. Nous maintenions l'équilibre. Le rompre une fois, c'eût été gagner.

Il renoncera à les nommer. Ce n'est, bien sûr, pas le dégoût. C'est peut-être l'impossibilité de prononcer certains mots, puisque chacun doit reconnaître que ceux qui sont venus dans notre pays, pour faire vite, Noirs et Arabes, ont pour eux le mépris et une indéniable souffrance sociale, sont oubliés, sont parfois visibles mais avec quelle condescendance et avec quelles remarques enthousiastes, que chacun doit participer à la résolution du problème, nommer le problème sans nommer qui le cause et qui le subit. C'était bien sûr une gêne : il comprend son crime, et s'absorbe en son crime sans pouvoir penser à la victime, se punit et ne pense plus à ceux qu'il a punis.

Il a renoncé à dire leurs nom, mais n'a pas renoncé à la dialectique. Souffrance subie et reçue, moyens proportionnés ou exagérés, persécuteurs devenant persécutés, et nouveaux martyres, progression. Il n'a pas plus renoncé à la raison. Il me l'a murmuré, l'intelligence belle et qui hésite, a marqué une pause, j'étais à ses lèvres, j'avais pour moi les arbres à la fenêtre, le bois sombre autour de nous, une coupure faite au rasoir, je fixais de nouveau sa lèvre basse, je me suis écouté. Et aussitôt On pèche aussi par humilité. Pendant cinq ans, sa vie de ministre, pendant les vingt ans qui ont suivi, on a beaucoup pensé. On a agi sans doute. Il pourrait dire qu'on a agi trop et trop peu, qu'on a parlé démesurément sans dire toutefois ce qu'il y avait à dire. Qu'ils étaient impuissants et qu'ils disposaient de tout. Il ne renoncera pas à penser et à faire des phrases, à expliquer en une remarquable période, une remarquable antithèse tout ce qu'il a fait et qu'il n'a pas pu faire. Il n'aura pas leurs noms aux lèvres. Il pensera encore.

Je crois que personne n'eut de meilleure volonté. Personne n'est plus insincère. Il se verrait maléfique ou plein de cynisme, aimant décider. Pourtant, le roi, l'honneur d'être celui dont dépendent les honneurs, les grandes tables, ce n'est rien d'y renoncer. Ce n'était pas le mal mais l'inquiétude, et l'autre nom de l'inquiétude, l'orgueil qui prenait son cœur. Bon et juste, il n'a pas voulu oublier ce qui, pensait-il, le définissait : quelques minces choses qui étaient ses talismans, dix ans d'études qui le firent, les réflexes qu'on désire avoir et dont on ne se déprend pas. Il consentait à se punir, à vingt puis trente ans de souffrance. Toutes les douleurs seraient à lui. Seulement, l'humilité, la simple possibilité de s'observer pour autre chose que se louer, se plaindre ou se châtier, simplement dire « c'était une erreur », cette erreur eût-elle duré une vie, se scruter une minute, laisser la transparence se faire, l'humilité ne serait pas donnée à Julien.

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