dimanche 10 octobre 2010

173. Bataille.

Y a-t-il une vision pure de la délivrance ? Il y a sans doute celle des chiffres, il y a la vérité que donnent vingt-deux heures dix, minuit quarante, cent policiers, cinquante-six jeunes, trente-deux supplémentaires, vingt-deux morts, le désespoir de vingt mères, de cent amis, cinq heures à se considérer, pour Julien, onze heure, deux minutes, l'instant de la démission. Pourrait-on envisager minutieusement et même exactement cette nuit-là ? Les rapports l'ont fait. Les enquêtes, et ce qui permet aux hommes de séparer le juste et l'injuste. Nous savons tout des embusqués, ceux qui tenaient le siège et ceux qui attendaient puis lançaient l'assaut. Nous savons presque qui blessa qui, qui tua, et dans quelle mesure cette mort pouvait être comprise, tolérée même puisqu'il faut bien se défendre, cette autre plus difficile. Qu'est-ce qui explique vingt-deux morts ? Une part revient au hasard. Cherchons cependant d'autres causes que le hasard, le mouvement et la musique célestes.

C'était bien sûr une mauvaise évaluation des ennemis : les grands criminels existent sans doute. Ils n'étaient pas sortis cette nuit-là. Les rues et les cours étaient pleines, les ombres passaient sous les feuilles, les treilles métalliques, entre les voitures et les flammes. Les ombres étaient de jeunes gens désœuvrés. C'était des armes de guerre qui les recevaient, depuis si longtemps, et cette nuit-là, des pierres et des insultes. Armés de pierres, armés de bouteilles et de nique ta race, héroïques par ailleurs, volontaires, subtils, ils attendirent et reçurent les balles qui ne tuaient pas. Certains se relevèrent. Ce furent les marteaux et les matraques, les gaz et les mélanges, les pierres et les matraques, l'eau et la fumée, les roues enfin et, qui s'offraient aux roues, côtes et poumons. Des amis et des frères étaient étendus. Des doigts serraient plus fort, s'insinuaient aux angles des pierres, aux angles des bâtons, dans les creux et sur les arrêtes, les anneaux, les cercles, une arme irrégulière. Les doigts étaient marqués à présent, se tâchaient de rose. Des deux côtés, ce qu'ils avaient chanté si souvent, en y croyant peut-être, haine, rage, à quoi ils ne pensaient plus, c'était eux désormais. Les doigts où se prennent les armes. Les yeux qui ne défroncent plus, le visage douloureux, auquel on ne pense plus depuis longtemps. Les habits qui sont peut-être déchirés, auxquels on ne pense pas plus. Un monde, même dans la nuit, de couleur et de bruit, qui n'est plus perçu. Et la seule chose qui est maintenant considérée : l'ombre qui tremble, le renflement derrière le poteau, l'ombre qui porte trop loin, les massifs humains où se dissimule moins et plus qu'un homme : l'homme à tuer. Nous aimerions parler bataille : les troupes rangées, ce qui luit à mesure que la lune tourne, l'angle des parapets, les étendards ou d'autres étendards, rois, les maquis qui se soulèvent, tigres, éléphants, la lutte des croix et des lunes, le cheval dans la bataille, les hommes grands, le cœur qui éclate et qui rejoint le goudron. Un fracas honorable, l'horreur qui luit et les frissons.

Tout fut furtif. Les coups, les insultes lancées au loin, une grenade qui s'ouvre doucement et ne détonne pas. Les flammes s'élèvent, le silence. Des cris montaient parfois. Il y eut deux assauts et chacun fut bref. Il y eut un dernier assaut. Les balles fusaient sans bruit. Vingt-deux morts, dix-sept et cinq.

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